La Familia Grande de Camille Kouchner
Les romans à grand succès sont nombreux, mais ceux avec un message fort le sont moins. La familia grande de Camille Kouchner parvient à allier succès et engagement en évoquant la problématique de l'incestueux, c'est-à-dire une relation avec un parent, dans un roman qui trace les contours d'une famille dont les bonheurs sont conditionnés par la liberté, tout comme les malheurs. Ce portrait touchant et effrayant rappelle à chaque citoyen ses droits et ses devoirs puisqu'après tout, la liberté s'arrête là où commence celle des autres.
Résumé de La familia grande
Camille est une petite fille qui grandit dans une famille ayant connu mai 68 et portant en son sein la liberté durement acquise. Cette liberté de vivre et sexuelle engage pourtant parfois un climat d'insécurité pour elle, son grand frère Colin et son jumeau Victor.
Si les vacances riment avec fête et retrouvailles familiales, le reste de l'année comprend plus de malheurs et d'incompréhensions que la normale. Le silence règne autour des suicides familiaux et pour donner son avis, il faut savoir parler fort, plus fort que les adultes. Et, si chacun est traité sur un pied d'égalité et que les enfants ont leur mot à dire autant que les adultes, ils n'en demeurent pas moins des enfants qui subissent aussi la violence du silence, du manque de protection et de la peur des rapports avec les adultes sous toutes ses coutures.
Dénoncer l'inceste pour témoigner et protéger
Ma culpabilité est celle du consentement. Je suis coupable de ne pas avoir empêché mon beau-père, de ne pas avoir compris que l’inceste est interdit.
Je n’ai pas protégé mon frère, mais moi aussi j’ai été agressée. Je ne l’ai compris qu’il y a peu : notre beau-père a aussi fait de moi sa victime. Mon beau-père a fait de moi sa prisonnière. Je suis aussi l’une de ses victimes. Victime de la perversité. Pervertie, mais pas perverse, maman.
Où étiez-vous ? Que faisiez-vous quand sous vos yeux nous sombrions ? Vous que j’aimais tant… qu’avez-vous fait depuis que vous savez ?
Dans ce roman, Camille Kouchner fait preuve d'un courage immense. En dénonçant l'inceste dans sa famille pendant sa jeunesse, elle rétablit le bon ordre des choses : ce ne sont pas aux victimes de se taire, mais aux coupables. Les victimes d'un abus sexuel ou d'un viol n'ont pas à se sentir honteuses, quand bien même ils n'ont pas pu dire non ou n'ont pas pu en parler. Avec ce roman sans haine, elle dévoile la façon dont une famille peut sombrer dans des drames sans s'en rendre compte. Personne d'autre que le coupable n'est accusé, au contraire, ceux qui n'ont pas vu bien qu'en partie responsable, comme la mère, reçoivent une lettre d'amour déchirante.
Ce livre est le cri du cœur d'une enfant devenue adulte, emprisonnée par les démons familiaux qui brisent l'espoir d'une vie sereine. En dénonçant l'inceste, en témoignant de son statut de victime collatérale, Camille Kouchner fait passer un message : il faut parler, y arriver, et cela même si c'est tard. Il ne faut pas rester dans sa culpabilité et protéger les siens. Elle rappelle également que l'inceste, c'est-à-dire les rapports sexuels entre un enfant et un parent (proche comme éloigné), est condamnable par la loi. Si l'autrice parle de sa propre famille, sous couvert de quelques pseudonymes, elle sait que ses proches seront mis à découvert et pourtant, il le fallait : témoigner, alerter pour protéger. En effet, il est peut-être bon de rappeler qu'en France, près d'un enfant sur dix est encore victime d'inceste.
Un phénomène lié aux soixante-huitards ?
Une quête de la liberté de pensée, de parole et sexuelle
La révolution de mai 68 a offert de nombreuses libertés à la population. Liberté de penser, de manifester, libération des mœurs, liberté sexuelle. À coup de manifestation et de grève, les Français se sont soulevés contre tout ce qui leur était imposés. Leur slogan "interdit d'interdire" sonne encore au creux des oreilles des générations actuelles. Pourtant, une partie des soixante-huitards qui ont activement participé à cette révolution n'ont pas hésité à suivre au pied de la lettre les recommandations et les slogans qu'ils revendiquaient.
Ainsi, la liberté sexuelle se libère aussi bien entre adultes consentants qu'entre un adulte et un enfant. Si cette situation ne concerne qu'une infime partie de la population soixante-huitarde, elle existe tout de même. Fort heureusement, les adhérents n'ont pas tous été jusqu'à une telle liberté, mais les plus radicaux ont eu tendance à vouloir donner leur liberté aux enfants, sans prendre en considération leur bien-être et leurs besoins. Attention cependant, l'inceste n'est pas une pratique nouvelle, en revanche, il semble que cette époque a mis sur le devant de la scène cette pratique souvent cachée.
Après Le Consentement de Vanessa Springora, voilà La Familia Grande
Maman, toutes ces années, la culpabilité, la tristesse et la colère m’ont étouffée.
J’avais 14 ans et j’ai laissé faire. J’avais 14 ans et, en laissant faire, c’est comme si j’avais fait moi-même. J’avais 14 ans, je savais et je n’ai rien dit.
En effet, Le Consentement de Vanessa Springora révélait déjà que sa mère ne voyait pas d'inconvénient à ce qu'elle sorte, alors qu'elle était très jeune, avec un adulte. Pour sa mère, ayant connu mai 68, elle était probablement assez adulte pour décider de son sort et la relation était consentie. Dans La Familia Grande, c'est le silence et le manque de dialogue imposés par la liberté de chacun qui vient encourager l'inceste. En effet, le beau-père profite d'une famille où rien n'est tabou et d'un moment de faiblesse de la mère pour abuser d'un enfant, Victor, sans qu'ils ne puissent réagir. Au nom de la liberté, à cause du dialogue rompu, ils n'ont pas reçu les clés pour se défendre, ils n'ont pas su exprimer la colère et la peur en eux.
Ces deux romans appuient d'ailleurs sur un fait : l'intelligentsia française n'était pas exempte d'abus en tout genre. Ils étaient peut-être même en première ligne, coincés dans les huis clos qu'ils se sont eux-mêmes imposés en décidant de faire de la politique, en étant des figures importantes de la société française et en s'érigeant en modèles pour une population qui devrait pouvoir faire confiance aux politiques et aux géants du monde culturel. La familia grande tout comme Le consentement racontent alors que tout n'est pas toujours beau et qu'il faut avancer et raconter pour que les choses évoluent. Finalement, ce livre est un bon rappel à la philosophie : la liberté s'arrête là où commence celle des autres.
Citations
Je lutte, mais ma mère le sent. Je perçois son amusement et sa colère. Comme si ma peine la provoquait, comme si mon effarement nous séparait. “Parle. Qu’est-ce que tu as ? Tu ne la connaissais même pas.”
Le choc du suicide. La violence du geste quand on a 10 ans. La peine, sans doute. J’apprends à me taire.
Mon frère me fait lire ce dont il lui a fallu témoigner. Dans les détails. Tout. Sous mes yeux, les mots-lumière crue. Ces mots d’images qui, petite, m’ont traumatisé.
Toi qui as agressé mon frère pendant des mois, tu le vois, le problème ? Quasiment devant moi, en t’en foutant complètement, faisant de moi la complice de tes dérangements. Tu les voix, les angoisses qui nous hantent depuis ?
Soyons précis :
Article 222-24 du Code pénal
Le viol est puni de vingt ans de réclusion criminelle :
[...]
4° Lorsqu’il est commis par un ascendant ou par toute autre personne ayant sur la victime une autorité de droit ou de fait ;
[...]
Article 221-31-1 du Code pénal
Les viols et les agressions sexuelles sont qualifiés d’incestueux lorsqu’ils sont commis par :
1° Un ascendant ;
2° Un frère, une sœur, un oncle, une tante, un neveu ou une nièce ;
3° Le conjoint, le concubin d’une des personnes mentionnées aux 1° et 2° ou le partenaire lié par un pacte civil de solidarité avec l’une des personnes mentionnées aux mêmes 1° et 2°, s’il a sur la victime une autorité de droit ou de fait.