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    31 janvier 2023

    La réécriture de Médée par Jean Anouilh

    La réécriture de Médée par Jean Anouilh

    De nombreuses réécritures du mythe de Médée ont traversé la littérature. Parmi elles, nous comptons celle d’Euripide, de Sénèque ou encore de Corneille. Anouilh s’inscrit donc dans une tradition bien ancrée et se nourrit des écritures du mythe pour créer une pièce à sa manière. Il insère sa pièce de théâtre Médée, parue en 1946 dans son recueil Nouvelles pièces noires.

    Résumé détaillé de Médée selon Anouilh

    La pièce de théâtre s’ouvre sur une conversation entre Médée et la nourrice. Une fête a lieu dans le village voisin, mais elles n’ont pas le droit d’y être. Elles demeurent des étrangères partout où elles vont. La nourrice, vieille dame déjà, fatigue face à ce destin qui les balade de ville en ville.

    Toutefois, Médée attend. Elle fait taire cette nourrice bien-aimée en espérant voir Jason, l’homme pour qui elle a commis de nombreux méfaits, revenir. Il s’est rendu à la fête lui, il y est invité et le bonheur qui vient de cet événement rend nostalgique la vieille dame. Quant à Médée, le bonheur qui s’y joue la répugne.

    Un jeune homme s’approche alors d’elles. Il a quelque chose à dire à Médée : Jason ne reviendra pas cette nuit, elle restera seule encore une fois. Médée a compris que la fête était en l’honneur de l’être aimé, elle demande alors plus de renseignements au jeune homme et parvient à en obtenir : Jason fête ses noces à venir avec Créuse, la fille du roi Créon.

    Tout bascule, Médée alors enceinte accouche d’une petite fille et s’épanche dans la haine qu’elle ressent. Elle aspire à se venger et cherche encore un moyen de faire revenir celui qu’elle aime ou de mourir. Créon vient alors lui rendre visite et la somme de quitter sa ville, elle a la nuit pour s’en aller ou elle sera exécutée. Elle refuse catégoriquement, elle préférerait la mort, mais Créon la lui refuse, ayant promis à Jason de lui laisser une chance.

    Puis Jason vient jusqu’à elle à son tour et une joute verbale amoureuse commence. Jason exprime son désamour, Médée lui rappelle leur engagement et la trace indélébile qu’elle a laissée en lui. Elle lui remémore également les crimes commis pour lui. Pour autant, Jason ne reviendra pas, il la quitte définitivement puisqu’il aspire à une vie tranquille, une vieillesse heureuse.

    Jason retourne ainsi à la fête, sans un dernier regard pour celle qui a commis le pire pour l’amour de cet homme. Médée cherche alors sa vengeance : puisqu’elle n’a plus l’amour de Jason, il n’aura pas non plus la tranquillité de la vieillesse auprès d’une autre femme : elle fait mourir Créuse par le biais des enfants de Jason. Ensuite, elle mettra fin à ses jours et à ceux de ses enfants, puisqu’il n’y a pas de monde sans Médée ou sans Jason, et que rien n’a de sens sans cette union.

    Anouilh n’exploite pas tout le mythe, mais un passage précis où l’amour est mis à mal

    Médée :
    Tous les chemins que je t’ai ouverts, je me les suis fermés. Je suis Médée chargée d’horreur et de crimes. Tu peux ne plus me connaître, ils me connaissent encore, eux.

    Un tragique amené par l’absurde d’une vie sans l’être aimé

    D’abord, lorsqu’on lit cette pièce en un seul acte et une seule scène, nous remarquons que la création d’Anouilh ne fait référence qu’à un passage précis de l’histoire de Médée. En effet, il s’agit de celui où la tragédie prend corps une dernière fois, jusqu’à en atteindre une forme d’absurde. Je m’explique : toute la pièce tourne autour de l’attente de Médée à l’idée de retrouver celui qu’elle aime et donc… autour de leur histoire d’amour. Pourtant, c’est à cet instant qu’il prend fin.

    Anouilh atteint ainsi le paroxysme de la tragédie puisqu’il rappelle au lecteur tous les crimes commis par Médée pour cet homme qui s’éloigne d’elle : fratricide, meurtre et trahison de sa nation. Tout ce qu’elle a fait, c’est par amour et Jason vient mettre un terme à cette relation qui commençait à battre de l’aile. Le tragique s’installe encore plus fortement lorsque Médée décide de mettre fin à ses jours et à ceux de ses enfants, car, pour elle, une vie sans Jason serait impossible. De plus, laisser ses enfants vivre et rester en vie n’a plus de sens pour elle puisqu’elle a accepté d’être rejetée par le monde entier pour un homme qui passe à autre chose.

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    Le point bonus à analyser :
    Dans la pièce, Médée déclare, à la naissance de sa fille, n’avoir plus qu’elle a aimé. Cette fille, née noire (référence ici au mal), refuse elle aussi le bonheur dans le ventre de sa mère. Médée dit d’elle qu’elle possède plus de vie qu’elle-même et s’inquiète de mourir en couche. Finalement, la rancœur apparaissant, la petite fille sort du ventre de sa mère d’elle-même. En un sens, Médée accouche de sa haine plus que d’une petite fille.
    En ayant cela en tête, vous pourrez mieux analyser la phrase "Petite fille noire, voilà que je n’ai plus que toi au monde à aimer". En aimant cette fille et donc la haine, Médée en vient à retirer à la vie à ceux qu’elle aime le plus pour briser le monde de cette relation Jason-Médée.

    La fin de l’amour comme fin de la vie

    En un sens, Médée se salit les mains pour Jason. Avant, elle tuait pour qu’il revienne chez lui victorieux (son père ne voulait pas lui donner la Toison d’Or qu’il avait gagné, entre autres). Maintenant, elle prend la vie, car la rupture d’une vie de famille et le refuse de Jason de se retourner une dernière fois vers elle entraîne l’abandon de tout espoir et fait sombrer Médée dans la folie. Le symbole était pourtant fort : se retourner aurait été comme une seconde chance pour eux.

    Ou alors, si nous nous référons au mythe d’Orphée et d’Eurydice, si Jason avait décidé de se retourner, il aurait prouvé qu’il restait un peu d’amour et aurait condamné Médée à l’absence. En effet, Orphée était parti chercher sa femme dans les Enfers pour la retrouver, mais il ne pouvait la récupérer qu’à condition de ne jamais la regarder jusqu’à la sortie. Malheureusement, il finit par se retourner en l’entendant crier et la perd à tout jamais. En un sens, Jason a refusé de perdre à tout jamais Médée puisque "le monde est devenu Médée" :

    Jason :
    Ce geste j’aurais voulu le faire avec toi, Médée. J’aurais tout donné pour que nous devenions deux vieux l’un à côté de l’autre, dans un monde apaisé. C’est toi qui ne l’a pas voulu.

    Ainsi, Jason met fin à sa relation avec Médée et tourne le dos à tout ce qu’ils ont construit ensemble. Alors, Médée le libère de toute cette vie en se supprimant, elle et ses enfants. Ainsi, elle continue à fuir et refuse une fin fade et apaisée.

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    Les sentiments contradictoires des personnages créent du conflit dans la pièce

    Quand la vieillesse se fait sage dans Médée

    Lorsque nous nous intéressons ensuite aux thèmes secondaires de la pièce (le principal étant l’amour), nous remarquons la dualité entre les sentiments des personnages. Le premier à apparaître est celui entre la volonté de la nourrice de retrouver une patrie et celle de Médée de fuir toujours avec l’être aimé. La vieille dame voudrait profiter à nouveau des plaisirs simples de la vie, elle voit la fin de ses jours approcher. Toutefois, Médée n’imagine pas une vie calme et apaisée. Elle ne pense qu’à l’aventure et a son avenir avec Jason. En effet, pour avoir une vie paisible, il lui aurait fallu retourner auprès de sa famille et se faire pardonner, alors qu’il n’est pas question de demander pardon pour un acte d’amour.

    Ces deux personnages amènent également un second questionnement : celui de la vieillesse. La nourrice cherche une vie heureuse et simple pour la fin de ses jours, position qui sera aussi celle de Jason plus tard dans la pièce. Pourtant, Médée refuse cette idée, elle veut vivre l’instant présent, dans une forme de jeunesse qui est celle de l’aventure et de la vie en mouvement. En refusant l’apaisement facile, c’est toute la vieillesse (et une forme de sagesse tranquille, mais complaisante) qu’elle refuse. Elle s’oppose d’ailleurs fermement à Créon et lui disant qu’il devrait passer le pouvoir à ses enfants, lui étant devenu trop vieux pour gouverner :

    Médée :
    Tu as perdu tes griffes, vieux lion, si tu en es à faire des prières, à racheter des petits enfants morts… […] C’est ton estomac, vieux fauve, qui se délabre. Pas autre chose ! Mange des bouillies, prends des poudres et ne t’attendris plus sur toi, qui est si bon, le vieux Créon que tu connais si bien, un si brave homme au fond, un incompris, mais qui a tout de même égorgé son compte d’innocents quand il avait encore des dents et les membres solides. Chez les bêtes, on tue les vieux loups pour leur éviter ces retours en arrière, ces ultimes attendrissements. N’espère pas qu’ils te seront comptés. Je suis Médée, vieux crocodile ! Je pèse juste, moi, si les deux voulaient s’y laisser prendre. Le bien et le mal cela me connaît. Je sais qu’on paie comptant, que tous les coups sont bons et qu’il faut se servir soi-même, tout de suite. Et puisque ton sang refroidi, tes glandes mortes, t’ont rendu assez lâche pour me donner cette nuit, tu vas le payer !

    Ainsi, c’est toute une recherche de la vie (naissance d’enfant, vivre tranquillement, penser à ses vieux jours) qui se confronte à la mort imminente et violente du monde. Il y a donc ceux qui pensent au futur et ceux qui pensent que rien ne sert de préserver ses vieux jours, car ils ne sont pas assurés.

    Anouilh explore le destin en mettant à mort le divin

    Jean Anouilh fait régulièrement référence au destin dans cette pièce, pourtant, il met peu à peu à mal la notion de divin. En effet, si les dieux sont appelés quelques fois, ils semblent sans pouvoir et réduits à peu de chose, surtout lorsqu’ils sont évoqués par Médée. On pense par exemple à la réplique de Médée, demandant à Hélios pourquoi, si elle vient de lui, il l’a faite amputée (à comprendre : faite femme plutôt qu’homme). Dans cette phrase, elle s’adresse au soleil sans appeler à un nom propre. D’ailleurs, elle personnifie également le Mal et n’y donne aucun aspect divin. Elle enlève ainsi de l’importance à ses dieux présumés et devient ainsi maîtresse de sa destinée.

    Pourtant, d’autres personnages parlent avec plus de sérieux du destin. C’est le cas par exemple de Créon et de Jason, qui semblent y croire fortement. Ils placent leurs décisions sous le signe du destin. Par exemple, Créon laisse une nuit à Médée avant de partir en sachant qu’elle pourrait faire de nombreux morts, mais il dit que cela serait le destin. Les deux personnages se déchargent alors d’une grande partie de leurs responsabilités et des conséquences de leurs décisions en plaçant toutes les répercussions de celles-ci sous le signe d’une puissance qui les dépasse.

    Anouilh fait alors de ses personnages de simples hommes soumis aux conséquences de leurs choix plutôt qu’au destin. Ce faisant, il montre l’absurdité d’attendre autre chose de la part d’un divin que ce qu’ils ont provoqué. Aucun dieu ne leur viendra en aide. Ils sont seuls face à leur histoire.

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    Réinvention du théâtre avec Anouilh

    Il paraît impossible de parler de la pièce sans évoquer la forme qu’elle prend. En effet, Anouilh fait partie d’une génération de dramaturges qui souhaitent renouveler le théâtre, devenu sujet à toujours plus de réalisme et donc à moins de création artistique.

    D’abord, il faut se rappeler que cette pièce de théâtre est une réécriture d’un mythe. Le sujet n’est donc pas inconnu au public instruit et cela crée bien souvent une attente particulière chez le lecteur ou le spectateur (selon que la pièce soit lue ou représentée). Dans cette pièce, Anouilh décide de présenter un seul acte et une seule scène. Il brise la division en étape et se concentre ainsi sur un seul lieu. Il limite également le nombre de personnages afin de se concentrer sur l’aspect dramatique de la pièce. Enfin, il n'hésite pas à confier de longues tirades aux personnages principaux, cassant ainsi le rythme attendu lors d'une pièce de théâtre.

    Ensuite, il brise les écritures précédentes du mythe en faisant de Médée une femme adultère (elle aurait trompé Jason pour s’éloigner de lui quand il commençait à la rejeter) et une Tzigane. En effet, elle vit dans une roulotte au bord de la route et Anouilh trouvait qu’une histoire de passion amoureuse violente collait bien à l’image de la femme fatale tzigane (on pense à Carmen de Mérimée par exemple). Il ajoute également d’autres anachronismes et actualise ainsi cette histoire ancrée dans le temps.

    Enfin, l’un des grands changements proposés est la mort de Médée. En effet, dans les autres pièces, elle survit à ses enfants alors qu’ici, elle cesse d’exister puisqu’elle a perdu son amour. Cela fait d’elle un personnage plus humain, moins "noir", pour faire référence aux Nouvelles pièces noires, que l’originale. Elle n’est plus cette puissante sorcière du mythe, elle est cette femme à bout d’espoir qui décide de prendre la vie de ses enfants et la sienne pour un drame familial. Ainsi, Anouilh brise la notion de mythe et fait de l’histoire de Médée et de Jason celle d’un couple commettant l’irréparable pour une histoire d’amour.

    Citations

    Médée :
    Dix ans sont passés et la main de Jason me lâche. Je me retrouve. Ai-je rêvé ? c'est moi. C'est Médée ! Ce n'est plus cette femme attachée à l'odeur d'un homme, cette chienne couchée qui attend.
    Médée :
    Je t'ai suivi dans le sang et dans le crime, il va me falloir du sang et un crime pour te quitter.
    Jason :
    Je t'ai aimé, Médée. J'ai aimé notre vie forcenée.

    Si ce livre vous intéresse :
    Sinon...
    Le roman Médée. Voix de Christa Wolf - Culture Livresque
    Médée. Voix est une réécriture du mythe de Médée, la célèbre infanticide, épouse de Jason à la Toison d’or. Christa Wolf s’est emparée de cette histoire pour la retravailler au jour du féminisme et de sa propre vie...
    // lastname: Anouilh // firstname: Jean // title: Médée