Le maître du Haut Château de Philip K. Dick
Le maître du Haut Château – The Man in the High Castle – est le roman qui a permis le lancement de la carrière de Philip K. Dick, auteur de référence de science-fiction. Sorti en 1962 aux USA, il reçoit en 1963 le prestigieux prix Hugo récompensant les œuvres de SF et Fantasy.
Histoire et contexte
Le maître du Haut Château est une uchronie. Sous-genre de la science-fiction, l’uchronie est la réécriture de notre Histoire à partir d’un point précis. Par exemple, que se serait-il passé si Vercingétorix avait triomphé de l’armée romaine ? Que se serait-il passé si Amstrong, Collins et Aldrin n’étaient pas revenus de la Lune en 1969 ? Que se serait-il passé si les Nazis avaient gagné la Seconde Guerre mondiale ?
C’est à cette question que Philip K. Dick s’est intéressé. Comment le monde aurait-il évolué si le IIIeReich avait triomphé des USA, de l’Angleterre et de la Russie ?
L’événement de fracture avec notre Histoire est la tentative d’assassinat de Guiseppe Zangara en 1933 contre le président Franklin D. Roosevelt. Dans le monde du maître du Haut Château, Zangara parvient à tuer le président américain.
À la suite de sa mort, le parti Républicain au pouvoir souhaite rester neutre. Lorsque l’armée impériale japonaise lance son attaque contre Pearl Harbor, les USA alors impréparés et divisés politiquement voient leur flotte être complètement détruite. Du côté russe, la bataille de Stalingrad est remportée en 1942 par les Nazis. Rommel parvient à prendre Le Caire. Tous les débarquements alliés échouent les uns après les autres. Après avoir conquis l’Australie et la Nouvelle-Zélande, le Japon rejoint l’armée allemande en passant par la Sibérie, prenant ainsi en tenaille le reste de l’armée russe. Le débarquement allemand en Grande-Bretagne en 1945 est une réussite, et les bombes atomiques lancées sur Washington, Boston et Baltimore sonnent la fin de la guerre. L’Allemagne nazie, l’empire du Japon et l’Italie fasciste sont les grands vainqueurs.
Les USA sont alors découpés en quatre zones : l’Est sous domination allemande, l’Ouest sous administration nippone, le Sud contrôlé par des pro-nazis esclavagistes, enfin le Centre, une zone neutre faisant office de tampon entre l’Est et l’Ouest. Dick imagine qu’avec la victoire nazie, les projets les plus fous (dont certains réellement envisagés) sont mis en place, tel que l’assèchement total de la Méditerranée pour être faire une zone cultivable. L’Allemagne nazie a par ailleurs mis sur pied un programme de conquête spatiale qui a très bien fonctionné, puisqu’elle a colonisé la Lune et Mars, et travaille à faire de même sur Vénus. En ce qui concerne la "solution finale", elle est évidemment mise en place à l’échelle mondiale : Juifs, Noirs, Slaves, Amérindiens, handicapés, homosexuels, tous sont exterminés.
Intrigue(s) imbriquées dans Le maître du Haut Château
Cet article ne proposera pas de résumer réel et exhaustif des intrigues imbriquées les unes dans les autres pour éviter de spolier tout le roman. Cependant, voici les bases de l’intrigue.
Le récit du maître du Haut Château se déroule dix ans après la victoire nazie, vers 1957, principalement dans la zone Centrale et dans la zone Ouest des USA, sous domination japonaise, à San Francisco Si un certain respect semble se dégager des rapports entre vainqueurs et vaincus, la société reste profondément raciste et hiérarchisée : les quelques personnes noires n’ayant pas été exterminées sont réduites en esclavage. Les Chinois leur sont un peu supérieurs, mais guère plus. Puis viennent les Blancs, les "pinoc", les vaincus. Et enfin, les Italiens (peu estimés par les Allemands et les Japonais), les Japonais et les Allemands.
L’intrigue de ce roman suit plusieurs personnages : Robert Childan, un antiquaire américain à la fois fasciné et détestant les Japonais, M. Tagomi, un entrepreneur japonais, M. Baynes, un industriel suédois devant rencontrer M. Tagomi, Frank Frink, un ouvrier métallurgique américain et Juliana Frink, l’ex-épouse de Frank vivant dans le Centre des USA. Toutes leurs trames narratives (quatre principales) ont des conséquences les unes sur les autres sans qu’ils ne se rencontrent.
L’intrigue "principale" est celle de Tagomi et Baynes. Baynes se rend à San Francisco pour organiser sous couverture une rencontre avec un membre de l’armée japonaise pour délivrer des informations sur un projet atomique nazi. La deuxième concerne Childan qui essaye de séduire la femme d’un client japonais. La troisième tournant autour de Frank Frink le met en scène créant une entreprise artisanale de bijoux et essayant de les vendre à Childan. La quatrième se concentre sur Juliana. Elle rencontre un routier italien, Joe, et se prend de passion pour lui. Joe possède un exemplaire du roman Le poids de la sauterelle, un étrange livre interdit dans les zones d’influence allemande et qui met en scène un monde où l’Allemagne nazie aurait perdu la guerre.
Le Livre des transformations et Le poids de la sauterelle
Deux livres traversent le roman et sont le véritable lien entre les personnages. Le premier, Le livre des transformations, ou Yi King, est un ouvrage réel hérité de la tradition chinoise. Il s’agit d’un livre d’oracles provenant d’hexagrammes que l’on obtient grâce à de fines baguettes ou des pièces. Importé aux USA par les Japonais, il est omniprésent dans la vie de tous les personnages, incapables de prendre de grandes décisions sans le consulter. Philip K. Dick a d’ailleurs utilisé à quelques reprises cet ouvrage pour l’aider à rédiger Le maître du Haut Château.
Le deuxième ouvrage soutenant la trame du roman est Le poids de la sauterelle (ce titre est une référence à l’Ecclésiaste (12:5) "et les sauterelles deviendront un fardeau"). Réelle uchronie dans l’uchronie, ce livre, écrit par Hawthorne Abendsen, décrit un monde où l’Allemagne nazie a perdu la guerre. Notre monde pourrait-on penser. Cependant, les détails qui nous livrent les personnages laissent un troisième monde se dessiner.
Ainsi, l’Italie est restée neutre pendant la guerre, et l’attaque de Pearl Harbor n’a jamais eu lieu. La Grande-Bretagne est le grand vainqueur de la guerre et s’oppose aux USA dans une sorte de guerre froide comme nous l’avons connue avec l’URSS. Ce roman permet à certains personnages de repenser le monde dans lequel ils vivent, mais c’est principalement sur Juliana qu’il a le plus d’impact. Elle le découvre grâce à Joe et parvient à comprendre les réels enjeux qu’il cache, contrairement au reste des autres personnages. C’est pourquoi, elle décide de partir à la rencontre de Abendsen.
Les deux ouvrages sont également intimement liés : Abendsen avoue avoir écrit Le poids de la sauterelle en suivant strictement les indications du Yi King. Qui plus est, l’existence et l’importance du Poids de la sauterelle rappellent celles du Théorie et pratique du collectivisme oligarchique, ouvrage censuré d’Emmanuel Goldenstein dans 1984 de George Orwell : réel moteur d’action pour certains personnages et élément de révélations.
Enjeux de l'uchronie de Philippe K. Dick
Dick met en scène un monde à peine âgé de dix ans mais qui semble aller droit dans le mur. Tout d’abord, l’échec relatif de l’extermination de la population du continent africain est sujet à moquerie de la part des Japonais et d’une partie des dirigeants allemands. Les relations entre les gouvernements allemands et japonais sont fondées sur la défaillance : pour les dirigeants nazis, leurs homologues japonais sont beaucoup trop laxistes. Pour les dirigeants nippons, ceux de l’Allemagne ne valent guère mieux que des barbares violents en manque cruel d’éducation, à tel point que les Nazis, dans leur quête sanguinaire d’épuration seraient "capables de trouver des Juifs sur Mars". De plus, la domination des Allemands s’exerce principalement par la possession de l’arme atomique ; comme pour les USA et l’URSS.
Les défaillances de ce monde concernent le parti nazi lui-même : toutes les composantes (armée, parti politique, police, renseignements, etc.) veulent jouer leurs cartes pour diriger le monde. Les mésententes internes sont perçues par les opposants au nazisme comme le début de sa chute. A contrario, la domination japonaise apparaît comme plus "juste", du moins plus douce. La culture du respect et des règles façonnent une image fiable des dirigeants et des institutions. La domination se fait de manière très douce, les vainqueurs amènent les vaincus à pousser leur propre réflexion pour qu’ils concluent eux-mêmes que la situation ne pourrait pas être meilleure.
Les Japonais ne sont pas pour autant là pour rendre la vie facile aux vaincus. Childan en premier lieu est obligé de vendre des objets de sa propre culture pour pouvoir survivre. Mais la situation semble commencer à changer tout doucement lorsque Childan s’oppose à Paul (le japonais rencontré dans sa boutique) lorsque ce dernier émet l’idée que les bijoux artisanaux américains feraient d’excellent gri-gri porte-bonheur en série pour les populations sud-américaines.
SPOIL – Fin énigmatique et suite inachevée
Pour appréhender la fin de ce roman sans être trop perdu, il faut se rappeler que Dick est un auteur de science-fiction. Dans les derniers chapitres, M. Tagomi vit une expérience très intense, où nombre de réflexions philosophiques et métaphysiques jaillissent de son esprit. Et au milieu de tout cela, M. Tagomi réussit à passer un bref instant dans une autre dimension, peut-être la nôtre, ou celle décrite par Le poids de la sauterelle. De son côté, Juliana parvient à rencontrer Abendsen et découvre que le "véritable" auteur du Poids de la Sauterelle est le Yi King. Cette révélation amène tous les personnages présents à conclure que "l’Allemagne et le Japon ont perdu la guerre". Est-ce le résultat auquel court l’Allemagne nazie ? Est-ce que les personnages vivent dans une vaste illusion ? On ne sait pas, et on ne le saurait probablement jamais. Dick a entamé une suite à son roman, mais n’est jamais parvenu à la finir. L’édition J’ai Lu propose les deux premiers chapitres rédigés de cette suite, et ils semblent éclairer la fin énigmatique en montrant les officiers allemands cherchant à se rendre dans l’autre dimension, celle découverte par Tagomi.
Mon avis sur Le maître du Haut Château
Le maître du Haut Château est un classique de science-fiction et d’uchronie. Malgré la présence de beaucoup de mots étrangers (principalement allemands et japonais, renvoyant à des grades, organisations, etc. réelles), ce roman se lit facilement et propose un exercice de pensée, d’anticipation intéressant. Le seul point un peu déconcertant est la fin, puisque la science-fiction (voyages spatiotemporels, etc.) resurgit sans prévenir au milieu de réflexions philosophiques et métaphysiques.
Citations
Au fond de la pièce, un homme bien mis, une liasse de papiers à la main. Se dirigeant vers une table légèrement surélevée. Pantalon à rayures : envoyé du ministre des Affaires étrangères. Désordre – modéré. Dignitaires chuchotant ; penchés les uns vers les autres.
Les Berlinois étaient passés maîtres dans l’art de rejeter la responsabilité sur autrui, et Reiss en avait assez de se faire avoir. C’était arrivé trop souvent. "Mais, par mesure de précaution, je crois que je vais vous demander d’envoyer une réponse. Du genre Instructions excessivement tardives. Personne déjà arrivée. Possibilité d’interception réussie réduite, à ce stade. Arrangez-moi quelque chose de ce goût-là et expédiez. Restez bref et vague. Vous voyez."
Rien de ce qu’il avait vécu jusqu’alors ne pouvait lui servir de modèle dans une situation pareille : un Japonais haut placé célébrait chaudement un de ses cadeaux… avant de le lui rendre. Ses genoux flageolaient. Il ne savait absolument pas quoi faire et tiraillait nerveusement sa manche, rougissant.
- Philip K. DICK, Le maître du Haut Château, J’ai Lu, 2013
- George ORWELL, 1984, Folio, 2020
- Aldous HUXLEY, Le meilleur des mondes, Pocket, 2017