Né d'aucune femme de Franck Bouysse
Il faut le savoir : Né d’aucune femme de Franck Bouysse n’est pas pour tous les publics. Il explore des scènes de violence qui tourne autour de l’horreur. Mais il détient une poésie profonde qu’on ne peut pas ignorer. Ce roman est pourtant un coup de maître et probablement son plus beau roman jusqu'ici.
Résumé de Né d'aucune femme
Ce conte noir raconte l’histoire de Rose, petite fille de 14 ans, vendue par son père qui n’avait pas l’argent nécessaire pour nourrir ses quatre filles. Franck Bouysse nous raconte le parcours de cette petite fille, qui devient fille, puis femme et mère avant l’heure. Elle connaîtra la violence du grand méchant ogre qui l’a acheté, la sournoiserie de la vieille sorcière, la reine-mère, qui engloutit Rose dans sa méchanceté. C’est aussi une histoire d’amour qui sauvera l’esprit fort et intelligent de Rose. Elle voudra écrire, peut-être pour ne jamais être lue, mais parce qu’écrire, c’est poser des mots sur sa souffrance.
Né d’aucune femme, c’est aussi l’histoire d’un petit garçon, qui n’a pas de famille, qui ne parle pas, et qui découvre son histoire, un peu par hasard, avec toute la violence qu’elle comporte. Ce petit garçon devenu grand sera le vrai héros de cette histoire, il faut bien que la quête du conte soit résolue.
Une petite fille-courage
Toute l’intrigue est tenue par la misère qui nous tient à la gorge. Si ce père avait été plus riche, s’il avait pu racheter sa fille, s’il avait eu les moyens de vérifier à qui il vendait une enfant… Toute la terreur de ce roman, sinon l’horreur qu’il évoque, contraste avec la volonté de vivre et la force de caractère de Rose. Elle continue à apprendre les mots, curieuse comme elle est. Elle invente, elle s’échappe dans son imagination grâce à un moment clé de son histoire, le moment où elle a l’impression de voler. Ce personnage, aussi réel qu’il puisse paraître, est le symbole même de la vie. Elle enseigne comment survivre face à la violence du monde et comment rester saine d’esprit lorsque tout se brise devant soi. Franck Bouysse lui prête une écriture avec ses fragilités, elle n’écrit pas les négations, mais elle a du vocabulaire, au plus riche et au plus juste qu’elle le peut. Nous sentons la sensibilité de ce personnage à travers ce travail de l’écriture phénoménal.
Des personnages doubles
Méfie-toi d’eux, surtout de la reine mère, c’est la pire.
Ce roman choral laisse voir la fragilité des personnages dans leurs langages. Les personnages sont également doubles. Nous apprenons qu’il existe deux Rose. La première est le personnage principal de notre histoire, mais il y en avait une autre avant elle, tout aussi mal traitée et qui a vécu dans la même maison. Elle met en valeur la figure d’Edmond, le grand héros manqué de cette histoire. Il est celui qui n’a pas su sauver sa femme et son enfant. Celui qui aurait pu soulager Rose en l’aidant à s’échapper s’il s’était senti plus homme que bête enchaînée à cette famille dont il ne parvient pas à se libérer. Il perd deux femmes, deux roses dont les boutures vont se croiser dans une maison de folles, où les femmes ne sont pas victimes de la folie, mais de la violence des hommes. Le motif du double se trouve aussi dans les deux personnages de Charles, affilié tout autant qu’opposés l’un à l’autre. Pour les découvrir, il faudra lire le roman !
Un roman noir dont la violence est indescriptible
Cela n’a pas encore eu lieu. Il ne sait rien du trouble. Ce sont des odeurs de printemps suspendues dans l’air frais du matin, des odeurs d’abord, toujours, des odeurs maculées de couleurs, en dégradé de vert, en anarchie florale confinant à l’explosion. Puis il y a les sons, les bruits, les cris, qui expriment, divulguent, agitent, déglinguent.
Vraiment, lorsque j’ai ouvert ce roman, on m’avait averti qu’il serait violent et je m’y étais préparée. Mais l’horreur est poussée sur des terrains où on ne l’attendait pas, qu’on n’imaginait pas. Il est certain que ce roman n’est pas adapté à tout public. Pourtant, on ne peut pas nier la beauté de l’écriture. Si la violence est extrême, on ne parvient pas à ne pas la lire, car nous sommes transportés par l’histoire de Rose, par son écriture enfantine. Il s’agit bien de cela : une enfant, qu’on adopte au cours des pages qui se tournent, et qui voit devant elle un déferlement de brutalité bestiale.
Le roman est présenté par Franck Bouysse lui-même comme un conte noir. Noir est le bon adjectif puisqu’on rencontre la mort, la terreur, une lutte des corps, et une enquête ; comme dans un roman policier noir. Les codes du conte sont aussi respectés : il y a les parents pauvres, la grande famille et une petite fille qui devient orpheline. On retrouve aussi la sorcière et l’ogre qui veulent manger la petite fille. Ils veulent manger son ventre, la déposséder de son corps et user son âme. Il y a le médecin traître, qui doit aider et qui est en réalité est aussi prisonnier que consentant face à une telle situation. Mais il y a aussi le héros, un petit garçon sans voix, qui apparaîtra à la fin et un prince charmant raté, qui, malgré lui, sera le soutien d’une Rose devenue femme. Définitivement, ce livre est terrifiant de beauté.
Un conte noir qui traverse les époques
Les histoires qu’on raconte, celles qu’on se raconte. Les histoires sont des maisons aux murs de papier, et le loup rôde.
L’une des caractéristiques du conte est qu’elle est dans une temporalité lointaine ou dans un pays trop lointain pour qu’on puisse penser l’atteindre. Ce roman touche à la fois à l’intemporalité : l'histoire se déroule dans un château perdu dans la forêt avec un paysage dont on ne peut pas situer l’époque.
Cependant, ce roman est aussi le garant d’une temporalité multiple. On imagine très bien cette histoire se dérouler à la fin du XIXe ou au début du XXe siècle, au temps des zoos humains, de l’esclavage et de la colonisation. Le microcosme qu’il crée, les façons de s’adresser correspondent assez précisément à ce genre de contexte. En revanche, le style de l’auteur est très marqué dans le temps, nous sentons à la lecture les habitudes stylistiques de notre époque, ce qui place le roman dans une temporalité immédiate pour la lecture, moins intemporelle que celle d’un conte traditionnel. Si elle est immédiate à la lecture, cela ne donne pas que l’effet de vivre l’histoire de cette petite fille, cela donne le sentiment que cette petite fille existe et qu’elle reste à sauver.
Citations
J’ai appris que seules les questions importent, que les réponses ne sont que des certitudes mises a mal par le temps qui passe, que les questions sont du ressort de l’âme, et les réponses du ressort de la chair périssable.
À mon réveil, les cahiers étaient toujours près de moi. Quelque chose de vivant à l’intérieur m’appelait, me conjurait même de continuer sur-le-champ, mais une peur incontrôlable me fit encore hésiter.
J’ai beaucoup réfléchi à ce que j’écrirai en premier, par quel bout démarrer, évidemment pas le vrai début de ma vie, un autre début, le moment où j’ai compris que je quittais un monde pour un autre, sans qu’on me demande mon avis.
- Franck BOUYSSE, Né d'aucune femme, La manufacture de livres, 2019
- Pat BARKER, Le silence des vaincues, éditions Charleston, 2020