Analyser Gargantua de François Rabelais
François Rabelais publie en 1535 son célèbre roman Gargantua. Ce dernier reste dans la postérité et s’inscrit souvent au programme des étudiants en lettres. Très lié au premier roman de Rabelais, Pantagruel, il raconte l’histoire de Gargantua, un géant qui fait ses armes auprès de nombreuses institutions pour finalement construire l’abbaye de Thélème. Le récit laisse souvent pantois les lecteurs qui abandonnent la lecture en cours de route, mais avec des outils d’analyse, peut-être parviendrez-vous (si vous faites partie de ceux qui ont perdu leur chemin dans le grotesque rabelaisien) à finir cet ouvrage emblématique.
Une œuvre sérieuse à l’air bouffonne
Gargantua demeure sans conteste l’une des œuvres littéraires les plus étranges à étudier. En effet, le texte s’ouvre sur un avertissement aux lecteurs qui intervient comme une sélection du lectorat par le narrateur. Déjà, l’œuvre est adressée et laisse sur la touche de nombreuses personnes. Pourquoi ? Tout simplement car ce livre doit être lu "à plus haut sens".
Au démarrage : le ridicule et la bouffonnerie
L’œuvre commence donc dans une dimension assez ridicule qui prête à rire. En effet, le lecteur rencontre un enfant qui naît par l’oreille, un inventeur de "torche cul", etc. Il doit aussi s’acclimater aux images provoquant l’indignation du mauvais lecteur et au vocabulaire irrévérencieux développer tout au long des premiers chapitres. C’est par ce moyen assez grotesque que le narrateur – et indirectement Rabelais – va trier les bons et les mauvais lecteurs.
En effet, le public doit accepter avec pantagruélisme un démarrage qui ne semble avoir ni queue ni tête pour accéder à la lie de l’œuvre. Il va falloir être patient avec ce gros géant de Gargantua pour obtenir cette lecture "à plus haut sens" attendue par le narrateur.
Alors, la question que l’on se pose est : pourquoi développer tout ce côté bouffon dans l’œuvre ? Cela n’a pas simplement pour vocation de faire rire le lecteur bon public ou pour repousser une partie du lectorat. En effet, Rabelais va, par ce moyen, innover pour transmettre des pensées et des éléments d’éducation par un autre moyen que les auteurs de son siècle. Il fait de Gargantua ce que sera le Candide de Voltaire en plus radical, mais le gain est aussi plus grand.
Progresser au sein de la société et à travers les âges
Si le roman commence donc assez mal pour un lecteur qui voudrait apprendre quelque chose, cela ne dure pas. En effet, moins de la moitié de l’œuvre comporte des scènes bouffonnes et Gargantua évolue, au fil des pages et de l’éducation qui lui est proposée. Le côté comique voire grotesque de l’œuvre permet alors de critiquer indirectement des systèmes qui ne fonctionnent pas.
C’est le cas par exemple lorsque l’éducation est traitée dans l’œuvre. Si, au début, Gargantua se levait avec le soleil quitte à subir de très longues journées l’été et vivre dans la paresse l’hiver, il termine son éducation par avoir une vie bien réglée avec un programme sérieux. Toutes les matières importantes sont étudiées, il pratique des activités physiques et il entre dans un mode de vie sain.
La progression de Gargantua dans la société ne se fait donc pas du jour au lendemain. Sa vision des notions de bonheur, de paix et de liberté évolue également au fil des pages. S’il fallait connaître la candeur des premiers âges et de la mauvaise éducation, c’est pour parvenir à une grandeur morale qui n’était pas permise à l’origine. Gargantua traverse donc un chemin initiatique grotesque, certes, mais enrichissant. C’est par ce moyen qu’il parvient, à la fin de l’œuvre, à une réalisation sérieuse et utopique : l’abbaye de Thélème.
Un enseignement pour le bon lecteur
Ainsi, le bon lecteur, celui qui a été tolérant et patient envers le personnage mal dégrossi du début a pu voir son évolution et la concrétisation d’années gagnées à vivre des expériences nouvelles. Et s’il a été attentif, il peut lui-même tirer des enseignements de ce qu’il a lu.
En effet, Rabelais fait passer des messages à travers son récit. Il critique ainsi la paraisse des moines qu’il a pu fréquenter ainsi que la guerre, l’éducation scolastique et encore beaucoup d’autres éléments sociétaux qui ne lui conviennent pas. Il ne faut pas oublier que Rabelais est un intellectuel et un religieux qui croit en l’humanisme et qui déploie son art pour faire progresser celui qui le liera jusqu’au bout.
La création littéraire et morale au cœur de l’œuvre de Rabelais
L’humanisme comme moteur
Pour bien comprendre Gargantua et l’ensemble de l’œuvre de Rabelais, il convient de se rappeler son éducation et son appartenance à l’humanisme. Dans son livre, Rabelais parle de choses qu’il connaît. Au cours de sa vie, il a fréquenté de nombreux moines et abbayes, ce qui lui permet de comprendre comment se déroulent les journées religieuses et d’en tirer le bon comme le mauvais.
Comme Gargantua, il s’est aussi intéressé aux sciences en se formant à la médecine, à l’anatomie et aux mathématiques. Il s’agit de matières importantes pour les humanistes puisqu’elles sont nouvelles et offrent de nombreuses connaissances toutes nouvelles à l’homme. Il se construit également de solides connaissances dans les lettres et étudie le latin et le grec.
Il offre alors de Gargantua, comme à Pantagruel avant lui, un modèle de sagesse qu’il estime et que la société vise à cette époque. L’humain est au centre des préoccupations et il vaut mieux maintenant avoir une tête bien formée que bien pleine… Et cela passe par la capacité à avoir un regard critique sur la société ainsi que des compétences analytiques.
Une création verbale prolifique
L’invention verbale dans Gargantua octroie également à cette œuvre une place importante dans la littérature. Râblés exprime, pour l’époque, une richesse de vocabulaire impressionnante. Il mêle différents langages techniques comme celui de l’agriculture, de la médecine, de la religion, mais aussi de la guerre, maritime, etc.
En plus de cela, il est en mesure de proposer des mots de différentes langues étrangères tout en ajoutant les dialectes provinciaux grâce à sa connaissance de différents patois. Il intègre aussi le latin, plutôt connu et le grec à son œuvre.
L’originalité de la langue de Rabelais ne s’arrête pas là. Il est également à l’origine de la création de nombreux mots et expressions. De nombreuses inventions langagières demeurent encore dans notre langue actuelle, ce qui fait de François Rabelais un inventeur important de la langue française.
Nous connaissons tous, par exemple, les mots et expressions suivants créés par Rabelais :
- célèbre, frugal, bénéfique, patriotique ;
- gymnaste, automate, génie, indigène, horaire, quintessence ;
- gargantuesque, pantagruélique ; la substantifique moelle, etc.
Voilà, entre autres, pourquoi le lecteur qui se sera accroché et aura lu l’intégralité de l’œuvre sortira de cette lecture avec des outils de compréhension du monde en plus. Le tout est d’accepter d’être patient et tolérant avec le ridicule gargantuesque du début de l’œuvre !
- François RABELAIS, Gargantua, Gallimard Flammarion, 2016
- François RABELAIS, Pantagruel, Editions Point, 2021