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    15 septembre 2020

    Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre

    Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre

    Au revoir là-haut est le premier roman d'une trilogie qui vient de prendre fin avec la rentrée littéraire 2020, c'est l'occasion de revenir sur ce chef-d’œuvre qui a reçu le prix Goncourt 2013.

    Au revoir là-haut en résumé

    La Première Guerre mondiale prend fin, mais comment les anciens combattants s'intègrent-ils à la vie d'avant alors que tout a changé ? Comment reconstruire son quotidien et que reste-t-il de ce qu'ils étaient ? Qu'en est-il des poilus gravement blessés, amputés, traumatisés ? Et comment vont les accueillir ceux de l'arrière, qui ont fait la guerre, certes, mais à l'abri des combats ? La confrontation sera forcément brutale et chacun devra retrouver sa place. Tous ne s'en sortiront pas de la même manière, ainsi, à travers deux soldats : Albert et Edouard, nouvellement amis, nous découvrirons divers destins et diverses façons de vivre l'après-guerre de manière entremêlée. Les riches feront leurs deuils, certains soldats vont profiter de la guerre pour s'enrichir, et d'autres ne trouveront plus leur place, ils seront rejetés par la société, comme s'ils n'étaient plus adaptés à aucun monde. Que le traumatisme soit physique, psychologique ou plus éloigné, chacun des personnages mènera son combat comme il le peut.

    Au revoir là-haut, une histoire de soldats, mais pas seulement

    Le sujet d'Au revoir là-haut n'est pas l'horreur de la guerre, mais ce qu'il se passe après

    Le sujet de ce roman n'est plus la guerre et les dégâts qu'elle a causés. Certes, il y en a des choses à dire, mais personne ne décrira mieux ce qu'il s'y passe que les victimes. Ce que Pierre Lemaitre évoque plutôt, c'est le retour de la guerre et la façon dont les soldats sont réintégrés dans la société. Ne faites pas attention seulement à l'histoire principale, observez les décors. Ici et là, les soldats meurent encore ou ne sont pas toujours soignés. D'autres sont analphabètes et jetés dans les rues pour marcher "comme sur le champ de bataille" vers l'ennemi invisible : le soldat est transformé en Don Quichotte dont l'armure est une pancarte publicitaire en bois très lourde et qui gonfle avec l'humidité.

    La réalité cruelle du rejet : oublier la guerre, passer à autre chose, c'est oublié ceux qui ont survécu à la guerre

    Ce roman devient rapidement le reflet d'une population d'anciens soldats rejetés par les gens de l'arrière. Ils n'ont pas vécu la même chose, la censure a sévi et chacun veut retrouver une vie normale. Mais les soldats pauvres, défigurés, inadaptés à une vie hors guerre, rappellent constamment aux gens la réalité des faits : une guerre ne s'efface pas si facilement. Alors, c'est l'ingratitude qui domine. On ne veut plus des soldats dans la rue, mais on érige des monuments pour ceux qui sont morts héroïquement pour la France. Les autres ne sont plus des héros, eux, ils ne sont plus qu'une plaie béante en plein milieu du visage. On passe à autre chose, et pour oublier, on construit des souvenirs qui se voient. Aucun des soldats survivants dans l'histoire ne sont réinsérés dans le monde, ils sont à part et rejetés aux tâches ingrates, peu importe ce qu'ils faisaient avant.

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    Héros, antihéros et guérison : des personnages représentatifs de l'après-guerre

    Albert et Édouard, stress post-traumatique et gueule cassée

    Albert et Édouard se sont liés malgré eux à la guerre. La reconnaissance de l'un et la dépendance de l'autre ont uni les deux personnages qui sont à la fois bien distincts en tant que personnages, mais le revers d'une même pièce lorsqu'on considère leurs blessures de guerre uniquement. Albert est traumatisé par ce qu'il a vécu, mais il tient bon grâce à son ami qui a besoin de ses soins. Il trouve en Édouard un rempart à la peur et à la mort. Quant à Édouard, il a tout perdu en aidant Albert : il devient l'homme brisé. Brisé parce que c'est lui qui porte sur le corps les stigmates de la guerre, il est la gueule cassée qu'on ne veut plus voir dans les rues.

    À partir de ce moment, Edouard ressent de la colère, mais ne peut pas haïr Albert, lui qui ressemble à une bête qui cherche à se recroqueviller dans un coin plus qu'à un être humain. Qui plus est, il a besoin de soin, autrement dit, il a besoin d'Albert. Tous les deux vont devoir trouver le moyen de faire face à la réalité de la vie de l'arrière, mais en reculant, ils ont rapporté la guerre là où elle est rejetée. Comment se montrer dans cet état ? Comment ne pas être considéré comme un monstre, un rebut de la société ?

    La rémission d'Edouard passe par le talent artistique

    Edouard est le personnage qui sombre, médicalement parlant. Il représente tous les malades qu'on n'a pas pu sauver d'une addiction et qui ont perdu leur visage et une partie de leur corps pour la guerre. En brisant son visage, c'est toute son identité qu'on lui a volée. À quoi reconnaît-on un homme encore de nos jours ? Que montre-t-on sur la pièce d'identité ? Pour Édouard, c'est une vie qui se brise et une nouvelle presque impossible à reconstruire ou à imaginer.

    Pourtant, au fil des pages, il devient le personnage haut en couleur qui rend l'histoire possible et plus légère. Il nous sort de la noirceur et des inquiétudes d'Albert pour nous montrer un monde plus fantasque. Son énergie, il l'avait perdue, il est tombé et a sombré, mais un artiste parvient souvent à faire de ces malheurs quelque chose de beau, ou du moins qui a du sens. Alors, son talent créateur, il le retrouve. Il redevient le Édouard provocant et artiste d'avant-guerre. Il ne peut plus être inconscient comme dans le temps, il n'a plus non plus son père pour le protéger de ses arrogances, mais rien ne l'arrête, il retrouve espoir, il redevient ivre de joie. Seulement voilà, ce sera sa dernière grande bataille. Sa dernière action doit être monumentale... À en réveiller les vivants et les morts ! Ce combat, il sera contre la Guerre, contre les faux-semblants et la volonté d'oublier les morts en les cachant derrière une statue.

    Albert aux allures d'antihéros

    Edouard est sans conteste le personnage tragico-comique de ce roman et sans lui, la lecture aurait probablement été bien plus difficile. Cela aurait provoqué une lourdeur psychologique qu'un bon style aurait eu du mal à sauver.

    Pourtant, il me semble que c'est Albert, le vrai héros du roman, plus exactement l’antihéros. Son histoire aurait pu être banale, il aurait pu être comme tous les soldats après la guerre, mais voilà : il a le don de se trouver là où il ne faut pas. C'est par hasard qu'il découvrira les méfaits du lieutenant d'Auray-Pradelle et il est engagé malgré lui dans tout ce qui découlera de ce hasard. S'il n'avait pas été dévié de sa route, il aurait pu retrouver une vie normale. Si Édouard ne l'avait pas trouvé, Albert aurait été un héros de guerre pour sa mère plutôt qu'une déception et Édouard aurait peut-être pu retrouver sa vie d'avant. Mais voilà, Albert aurait pu être un véritable héros, un dénonciateur, s'il avait eu la force d'agir contre son lieutenant. Au lieu de cela, il s'est laissé faire, trop lent pour réagir, trop peureux pour agir. Son destin est dû au hasard et ses actions sont poussées par le besoin et non pas par un esprit fort.

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    Deux types de comportements après la guerre : devenir un arriviste ou s'endeuiller

    Les personnages secondaires tournent autour du drame d'Albert et d'Edouard. Henri d'Auray-Pradelle est donc le grand méchant de l'histoire, l'arriviste qui profite de la guerre pour s'enrichir et gagner en renom. Il tient sa place de manière légitime dans l'histoire, car c'est par sa faute que nous rencontrons Albert et Édouard. Il ne lésinera pas sur les moyens, quitte à dépasser les limites de la morale. Il est l'homme prêt à tout qui joue sur le drame de la Grande Guerre et sur ses méfaits pour réussir. Mais parfois, il suffit de "tomber sur un os" pour briser l'engrenage. Il ne sera pas oublié ou mis de côté, car, profitant d'une situation alléchante, il est même parvenu à se marier avec la sœur de la riche d'Edouard Péricourt. De là, son immoralité ne fera que croître et M. Péricourt, père d'Edouard, sera le dernier obstacle à sa réussite totale.

    Madeleine Péricourt, quant à elle, reflète la femme contrainte à l'action, oubliée par la guerre et par le père riche. C'est la fille de bourgeois qui ne parvient qu'à prendre une place qu'on lui laisse. Elle aurait pu être "utile" à son père, faire un bon mariage et enrichir la famille, mais pour lui elle ne restera à jamais qu'une femme. Qui plus est son caractère bien trempé fera qu'elle ne sera pas l'objet des ambitions de son père, simplement une déception. Pourtant, en cherchant Édouard, elle nous ouvre les portes de cette famille détruite par la guerre. Le père, toujours en conflit avec le fils, regrettera amèrement la mort déclarée de son garçon unique. Il est l'homme riche, resté fortuné malgré la guerre et influant, qui doit vivre avec le regret d'une autorité paternelle dédaigneuse. Pourtant, lui non plus ne sortira pas indemne de ce roman : il donnera une fin à son histoire avec son fils, cela malgré lui et violemment.

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    Style d'écriture, fiction et réalité

    Un jeu avec les sentiments du lecteur

    On a envie de lui crier, laisse, tu as fait de ton mieux, on a envie de lui prendre les mains, tout doucement, de les serrer dans les nôtres pour qu'il cesse de bouger comme ça, de s'énerver, on a envie de lui dire ces choses qu'on dit aux enfants qui ont des crises de nerfs, de l'étreindre jusqu'à ce que ses larmes se tarissent. De le bercer, en somme. Seulement, il n'y a personne autour d'Edouard, ni vous ni moi, pour lui montrer le bon chemin [...].

    Hormis une propension pour la virgule et des phrases très longues, mais bien menées, Pierre Lemaitre ne passe pas par quatre chemins : il sait où il va et on est embarqué à ses côtés. En effet, il n'hésite pas à interpeller le lecteur et jouer sur sa corde sensible. Il va nous faire voir les personnages sous un regard qui est le sien et conduire le lecteur à n'imaginer rien d'autre que ce qu'il veut montrer, et cela fonctionne ! Ce système est très intéressant, car il s'en sert pour augmenter le suspens inhérent à l'histoire.

    Parfois, il s'adresse également au lecteur pour lui faire comprendre qu'il n'est qu'un homme et que ces personnages ne sont ni moins bons ni meilleurs que le lecteur qui se fait juge et maître de l'histoire. C'est dans l'épilogue qui jouera de ce stratagème :

    Reste Joseph Merlin, auquel plus personne ne pensait.
    Y compris vous, certainement.
    Ne vous inquiétez pas : dans la vie de Joseph Merlin, c'était une constante, les gens le détestaient et, dès qu'il avait disparu, ils l'oubliaient ; lorsque quelque chose revenait à son sujet, il s'agissait uniquement de mauvais souvenirs.

    À vous de voir si, pour une fois, ce personnage peut laisser de bons souvenirs. Vous qui avez lu le roman en entier et qui connaissez le rôle qu'il a joué et surtout à qui il s'est confronté. Dans tous les cas, ne vous en faites pas, lorsque Pierre Lemaitre nous interpelle, il ne se fait jamais moralisateur ou juge envers son lecteur, il lui ouvre simplement la réalité de la vie et lui prouve que ses personnages sont comme nous et lui.

    Utiliser la fiction pour mettre en valeur la réalité

    La base de cette histoire est réelle et documentée. On ne trouvera pas beaucoup de faux pas historiques et en soi, c'est une bonne chose. Cela permet également de montrer que la guerre ne se termine pas quand il n'y a plus de combats, ni après la démobilisation et la reconstruction de la ville. Une guerre, ça ne s'arrête pas comme ça, juste avec une signature.

    Ce que ce roman à l'avantage d'apporter, c'est une part de fiction qui met en valeur l'état mental des personnages ayant fait la guerre, que ce soit au front ou à l'arrière. Ces libertés font la grandeur du roman, car elles posent le doigt sur un point historique qui n'est jamais assez relevé : l'engouement pour les monuments, les souvenirs pour les vivants des morts. Elle reflète une sorte de devoir que se donne le survivant pour honorer les morts, et en même temps, un droit à l'oubli. Une fois qu'il y a un emplacement physique pour rappeler ce qu'il s'est passé, chacun se dit qu'il a fait la part des choses et s'octroie le droit d'oublier les survivants. Ainsi, le coup des monuments aux morts est une invention, mais il aurait pu être vrai et cela apporte un véritable intérêt au récit. Quant au procès par rapport aux cimetières, il s'agit d'un fait réel bien plus cruel et terrible que l'invention de Pierre Lemaitre. Cette part de fiction, l'auteur l'assume :

    Tous ceux que je souhaite remercier ici n'ont aucune responsabilité dans les infidélités de mon roman à "l'histoire vraie", dont je suis seul comptable.

    et pour terminer, il ajoute ses sources pour que le lecteur curieux puisse se faire sa propre idée de ce qu'étaient la guerre et la vie d'après. Il invite à l'enrichissement historique, et un auteur qui cite ses sources, c'est quand même bien pour aller plus loin ! On remercie Pierre Lemaitre pour cette honnêteté intellectuelle.

    Citations

    Il savait qu'on se remet de tout, mais depuis qu'il avait gagné la guerre, il avait l'impression de la perdre un peu plus chaque jour.
    Toute histoire doit trouver sa fin, c'est dans l'ordre de la vie. Même tragique, même insupportable, même dérisoire, il faut une fin à tout, et avec son père, il n'y en avait pas eu, tous deux s'étaient quittés ennemis déclarés, ne s'étaient jamais revus, l'un était mort, l'autre non, mais personne n'avait prononcé le mot de la fin

    Si ce livre vous intéresse :
    Pour continuer sur la même lancée...
    Avis : Couleurs de l’incendie de Pierre Lemaitre - Culture Livresque
    Couleur de l’incendie et le second volet de la trilogie “Les enfants du désastre”. Le premier tome est Au revoir là-haut, récompensé par le prix Goncourt et ayant fait l’objet d’une adaptation cinématographique éponyme.

    // lastname: Lemaître // firstname: Pierre // title: Au revoir là-haut