Le Scenar de Philippe Pratx
Le Scenar est un roman "pas très sérieux" nous dit l'auteur, Philippe Pratx. C'est surtout un roman qui déroute le lecteur d'une histoire traditionnelle. Il l'oblige à une gymnastique littéraire pour extraire du roman une notion bouleversée du fictionnel et du réel. Après tout, le roman qui nous raconte une histoire n'est jamais qu'une fiction !
Résumé de Le Scénar
Léo et Théo sont jumeaux. Un jour, ils découvrent un scénario de film sur une clé USB oubliée dans une salle informatique de leur université. Les deux garçons, subjugués par le scénario, le font lire à Lola, une amie à eux, réalisatrice pour le cinéma.
Les trois amis décident d'essayer de découvrir l'identité de l'auteur grâce à quelques indices qu'ils trouveraient dans le scénario. Lola lit donc à voix haute l'histoire d'Alena et d'Olivier, en road trip dans un vélorex (véhicule similaire à une voiture... à trois roues !).
Cette lecture réveille de nombreux questionnements dans l'imaginaire des personnages. Ils se prennent au jeu de cette lecture déroutante et semblent "absorbés" par le scénario ? Ou serait-ce le scénario qui absorbe leur réalité ? L'auteur lui-même joue de notre tendance à rationaliser les histoires que nous lisons.
Comprendre la composition du roman
Trois strates successives qui se mélangent
Ce roman se lit à condition de démêler les trois strates de la narration. La première concerne les personnages centraux : Léo, Théo et surtout Lola. Ce sont eux les sujets de "l'histoire". Ils subissent l'action et existent sous la plume du narrateur-auteur.
La seconde strate est celle du scénario, elle est imbriquée dans la précédente. Aucun personnage n'est acteur de l'écriture de ce scénario. L'auteur du scénario que va lire les trois personnages est un autre personnage que le narrateur du roman. Les personnages découvrent alors une fiction sans savoir qu'ils sont eux-mêmes imaginés.
La dernière strate, la plus facilement accessible mais aussi celle qui brise l'aspect réel de l'histoire est celle du narrateur-auteur. Il est la personnification du regard omniscient (qui connaît tout des personnages et ce qui se passera par la suite). Il agit comme la voix off de certains films, celle qui donne des indications sur l'action et qui devient un véritable personnage. Bien qu'ici, on puisse l'assimiler à Philippe Pratx directement, je pense qu'on peut tout de même percevoir le narrateur-auteur comme un personnage à part entière, qui serait narrateur et auteur.
Au fur et à mesure, les deux premières strates se mélangent pour n'en donner plus qu'une, avant de se séparer à nouveau, sous le pouvoir du narrateur-auteur, qui, lui, reste maître du jeu.
Est-il possible de définir Le Scenar ?
J'aurais tendance à dire que oui, on peut toujours classer les romans dans des cases. Mais ce serait à mon avis contre la volonté de l'auteur. Les genres se mêlent et ce sont les personnages eux-mêmes qui le remarqueront. Le scénario, "Vélorex", est lui-même un composé de fantastique, de politique, de road movie. Il contient aussi des codes du film d'humour et du thriller glaçant. Tout est donc possible lorsqu'on ouvre les pages de ce roman.
La volonté de poser des étiquettes sur ce que nous lisons et sur tout ce que nous vivons en général est abolie dans ce roman. Philippe Pratx nous libère des conventions en jouant avec ses personnages. Ils ne sont plus les personnages au caractère réel d'une histoire mais des instruments sous la plume d'un auteur… Qui prennent tout de même parfois le contrôle.
Déconstruire le réel dans le fictionnel
Ce livre n’est pas très sérieux. Je m’y propose surtout de m’amuser à évoquer certains rapports, certaines relations. Entre la réalité et la fiction. Ou la fiction et la réalité. Je ne sais pas si l’ordre des mots est important. Le rapport des gens à la réalité. Des gens à la fiction. Et le rapport des gens au rapport entre la réalité et la fiction. Les gens… les personnages du roman, le narrateur, l’auteur, les lecteurs aussi, sans aucun doute. Vous. Moi.
Nous avons tendance à transposer dans notre réalité nos lectures et cela parfois à tort. Pour nous corriger de cette habitude, nous devrions lire Le Scenar. Philippe Pratx ne nous raconte pas une histoire comme on pourrait s'y attendre. Il joue de notre faculté à transposer la fiction au réel (ce qui explique qu'on puisse pleurer ou rire devant un film sans que cela n'ait d'impact à long terme dans notre vie) pour nous désarmer face à ses personnages.
Définitivement, ce roman nous fait revoir notre sens de la perception, il implique que le lecteur soit acteur de sa lecture. Il doit parvenir à oublier le masque du réel, imposé par sa conscience, pour se rappeler que la littérature et l'art en général reste de la fiction. Il oblige à se rappeler que même les mouvements comme le réalisme et la littérature engagée sont avant tout des fictions. Tout comme parler de ses "mémoires" ou les écrire n'est jamais totalement une réalité. Dès qu'on raconte, on entre dans la fiction. Ainsi, si vous entrez trop dans le jeu de la réalité, le narrateur vous sortira de cette manie en déséquilibrant les genres du scénario comme du roman. Ne soyez pas perdus : ayez en tête que tout est fiction.
En conclusion,
Cette lecture ne doit pas vous laisser de marbre. Elle peut vous rendre perplexe mais la littérature sert aussi à remettre en question ses propres habitudes de lecture et de perception. Car c'est bien une question de perception et de réception qui se pose lorsqu'on réfléchit à la place du réel dans un environnement fictionnel (ici le roman). Il n'est peut-être pas "très sérieux" dans le sens où il n'est pas engagé ou ne se fait pas maître suprême de littérature, mais il a son rôle à jouer pour nous rééduquer à voir la frontière, dans toutes ses fragilités, entre le réel et le fictionnel. Qui plus est, ce livre pourra aussi séduire les cinéphiles avec ses nombreuses références.
Citations
Lola a pris le livret à deux mains et s’apprête à le lire. Elle a tourné la couverture de plastique transparent, longtemps caressée par son doigt sans en garder d’autre trace qu’un vague flou à peine gras… et d’ailleurs cela ne sert à rien pour lire le titre, de tourner cette couverture, puisque le plastique transparent… est justement transparent. Mais les choses sont ainsi… Dans la vie, on a des réflexes…
Et là, Léo se lance dans une description, une explication plus que précise dont je vous épargnerai les détails. Parce qu’il faut choisir et que vous êtes difficiles : avoir des détails, c’est bien, ça peut être utile, mais vous aimez bien quand même qu’on « avance » … D’ailleurs, vous commencez à avoir très peur… Des fois qu’on serait interrompu à chaque mot du scénar pour avoir des commentaires, des éclaircissements, voire des digressions… Car c’est bien ce qui se passe : un seul mot, le titre, et nous voici déjà à l’arrêt.
Mais c’est que, davantage que les histoires, c’est la vérité que j’aime. Que j’adore. Et les histoires… la vérité… Moi je ne sais pas ce que vous préférez. Moi je me méfie des deux. D’ailleurs parfois, quand je regarde bien autour de moi, je me demande si c’est pas cul et chemise. Les « histoires » et la « vérité ».
- Philippe PRATX, Le Scenar, éditions L'Harmattan, 2020
- Philippe PRATX, Le soir, Lilith, éditions L'Harmattan, 2014