Madame Bovary de Gustave Flaubert
Madame Bovary est le genre de roman qui ne laisse personne indifférent. Soit vous êtes sous le charme du style de Flaubert, soit il vous a fallu beaucoup de courage (et une bonne motivation, comme le baccalauréat) pour le finir. Mais si Madame Bovary est difficile à finir, c’est parce qu’on s’ennuie en le lisant. Alors, on ne peut pas dire que Flaubert n’a pas fait d’efforts pour rendre son roman intéressant. Publiée en 1857, il lui aura fallu 5 ans de souffrance pour réussir à écrire cette œuvre. En effet, il a précisément voulu que son lecteur s’enlise dans son roman. Il voulait que l’ennui qui empoisonne la vie de son héroïne Emma soit ressenti avec la même force par nous autres lecteurs.
Résumé de Madame Bovary
S’ennuyant à la ferme de son père, Emma attend le mariage qui mettra fin à la platitude de sa vie. Sauf que manque de chance, elle est mariée à Charles Bovary, un officier de santé de campagne, certes très gentil, mais non diplômé – qui ne brille par aucune qualité. Emma s’ennuie. Puis vient un bal, le bal, celui au château de la Vaubyessard qui lui permet de vivre le temps d'une nuit comme les héroïnes littéraires qu'elle chérit tant. De retour à la platitude morne de sa vie d’épouse et dans l’attente d’être réinvitée à la Vaubyessard, l’espoir d’une vie romanesque revient avec la rencontre de Léon, puis de Rodolphe. Mais l’adultère devient aussi routinier que le mariage, plongeant ainsi Emma de nouveau dans le désespoir au point de contracter crédit sur crédit pour essayer de pimenter un peu la vie.
L’art de perdre son lecteur : elle est où cette Emma ?
Dès les premières pages du roman, on peut avoir l’impression d’être trompé. Intitulée Madame Bovary, l’histoire s’ouvre sur le personnage de Charles. Et il faudra plusieurs dizaines de pages avant de finalement rencontrer Emma. Mais en présentant Charles en premier, Flaubert nous indique qu’il est finalement le personnage principal, mais absent de sa propre histoire. Amoureux transi d’Emma, il est ridicule aux yeux de son entourage. Il ne tire jamais de leçons de ses expériences. Il ne marque pas suffisamment les esprits pour qu’on se souvienne de lui.
Par ailleurs, le titre à première vue insignifiant, Madame Bovary, permet à Flaubert de souligner subtilement qu’Emma est également absente de sa propre histoire. En lisant « Madame Bovary », on suppose que le personnage désigné est Emma. Sauf qu’elle est en réalité la troisième Madame Bovary. Elle vient après la mère de Charles et la première épouse de ce dernier, Héloïse Dubuc, une veuve rentière « laide, sèche comme un cotret, et bourgeonnée comme un printemps ».
Autrement dit, Emma est présentée comme une femme mariée. Elle n’a pas d’autre identité, et surtout pas une identité propre signalant que nous lisons bien son histoire et non pas celle d’une autre Madame Bovary.
L’art de continuer de perdre son lecteur : les cycles sans fin
Flaubert a réussi à faire passer l’ennui à travers ses phrases et la construction du roman. La narration est composée de trois parties toutes bâties sur une forme pyramidale. Chacune s’ouvre sur une attente d’un changement. Puis un événement vient embellir la vie d’Emma avant de s’évaporer pour laisser place à une désillusion toujours plus profonde. Et ces trois constructions pyramidales marquent la construction générale de même forme : l’espoir de vivre une vie romanesque auprès de Charles est déçu, mais l’adultère avec Rodolphe rallume l’espérance, avant de faire sombrer lentement Emma dans l’endettement sans solution.
Autre point permettant de faire sentir l’ennui : Flaubert a brouillé la temporalité du roman. Les repères donnés sont propres à la narration et sont très flous. Les dates fournies sont soit trop précises – on sait par exemple que Charles rentre au collège un 23 octobre, à l’âge de 15 ans, mais nous ne connaissons pas l’année – soit trop générales : des saisons (le mariage d’Emma et de Charles a lieu au printemps), des mois (le mariage de Charles et Héloïse a duré 14 mois), des années (Charles et Emma quittent Tostes après 4 ans). Le tout mélangé fourni de belles phrases comme celle-ci : « Ce fut un dimanche de février, une après-midi qu’il neigeait. »
L’art de finir de perdre son lecteur : les jeux de miroir
Les lieux, les personnages, les actions sont tous doublés pour illustrer l’enfermement d’Emma. Où qu’elle aille, peu importe avec qui elle se trouve, sa vie est, ou redeviendra toujours morne. Par exemple, Yonville espérée meilleure que le petit bourg de Tostes se révèle tout aussi ennuyeuse (si ce n’est pire). Les personnages se répondent également par paires : Justin et Charles aiment Emma sans pouvoir attendre la même chose d’elle ; Llheureux et Homais lui apportent des « solutions » à ses problèmes existentiels, etc. Quant aux événements, que ce soient les deux adultères, les opérations que mène Charles, les deux bals où Emma se révèle héroïne romantique, etc., ils nous rappellent qu’elle ne pourra jamais sortir du cycle de désillusions qui l’accompagne et qu’elle entretient à grand renfort de lectures romantiques.
Emma, une pauvre insatisfaite névrotique ?
Cependant, il ne faut pas enterrer cette pauvre Emma dans la catégorie « névrotique dépressive » sans intérêt ni volonté. Emma a une force de caractère qui dénote avec les héroïnes contemporaines. Elle se comporte, selon les critères de l’époque, comme un homme avec ses amants. C’est elle qui offre des cadeaux à Rodolphe et qui va rejoindre Léon. De plus, étant enceinte, elle espère de tout cœur que son enfant sera un garçon « parce qu'un homme est libre ». Hélas, elle accouche d’une fille. On peut également souligner la dimension « objet » du personnage qui est décrite principalement par ses vêtements, ses bijoux, les meubles qui l’entourent, etc. Elle est matérialiste et finit par devenir objet de son propre destin.
Romantique, réaliste ou les deux ?
Flaubert a été traîné devant la justice pour « outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs » (narrer les fabuleuses aventures d’une femme adultère aux pensées suicidaires n’était apparemment pas du goût de tout le monde à l’époque). Cependant, il s’en tirera bien mieux que Baudelaire qui, la même année, voit plusieurs poèmes des Fleurs du mal censurés.
Si on peut déplorer le manque d’action de Madame Bovary, il faut tout de même souligner que Flaubert a livré un roman polymorphe, à la fois romantique, grâce à des clichés comme la promenade sur le lac, et réaliste voire naturaliste avec cette dimension déterministe et fataliste de l’influence du milieu de vie sur les personnages. Mais ne vous y trompez pas : ces touches romantiques et réalistes sont présentes uniquement pour être mieux déconstruites. Finalement, Flaubert a écrit un roman moderne laissant une place majoritaire au style pour communiquer le message narratif.
Donc, je le lis ou je ne le lis pas ?
Oui, il faut le lire, mais en ayant conscience que si c’est imbuvable, c’est que c’était voulu (et cela veut dire que vous n’êtes pas une horrible personne en pensant que quand même, Flaubert aurait pu faire un effort pour rendre son histoire plus intéressante) ! Et si la lecture est un supplice, gardez en tête qu’elle vous est nécessaire pour comprendre les analyses très intéressantes que nombre de spécialistes nous ont livrées. Et surtout, la satisfaction d’être venu à bout d’un classique comme celui-ci n’a pas de prix.
Citations
L’avenir était un corridor tout noir et qui avait au fond sa porte bien fermée.
Mais, soit qu’il n’eût pas remarqué cette manœuvre ou qu’il n’eût osé s’y soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. C’était une de ces coiffures d’ordre composite, où l’on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s’alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d’une broderie en soutache compliquée, et d’où pendait, au bout d’un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d’or, en manière de gland.
Lorsque la nuit était pluvieuse, ils s’allaient réfugier dans le cabinet aux consultations, entre le hangar et l’écurie. Elle allumait un des flambeaux de la cuisine, qu’elle avait cachée derrière les livres. Rodolphe s’installait là comme chez lui. La vue de la bibliothèque et du bureau, de tout l’appartement enfin, excitait sa gaieté ; et il ne pouvait se retenir de faire sur Charles quantité de plaisanteries qui embarrassaient Emma. Elle eût désiré le voir plus sérieux, et même plus dramatique à l’occasion, comme cette fois où elle crut entendre dans l’allée un bruit de pas qui s’approchait.
- Gustave FLAUBERT, Madame Bovary, Pocket, 2019
- Pour un excellent résumé par feu Jean ROCHEFORT, Madame Bovary, Les Boloss des belles Lettres