Rien n’est su de Sabine Garrigues
Sabine Garrigues signe son premier roman avec Rien n’est su qui est à la fois une ode à la vie, un hommage, un long poème et un récit de l’indicible. Elle y raconte la perte d’un enfant, le fracas du silence et la façon dont on se relève des abysses laissés par les morts. Cette histoire nous bouleverse et nous ramène au Bataclan, l’effroi et l’insoutenable attente, tout en nous ramenant à l’existence. Celle d’après, qui peut aussi être belle.
Rien n’est su en résumé
Sabine Garrigues entreprend le récit de l’indicible : la perte de son enfant, une fille belle et pleine de vie, qui échappe au monde sans qu’on s’y attende. Fauchée dans toute la splendeur de sa jeunesse, elle jette un énorme vide dans le cœur de ses proches, mais la vie continue et l’autrice nous invite à trouver des forces dans son histoire.
Car, si l’espoir s’efface et amène la disparition, Sabine Garrigues rend vie à Suzon, elle rappelle également que la mort et le vivant sont liés. En effet, tout ne se termine pas avec la mort d’un être cher. Elle parvient à transcender l'absence et en tirer un récit qui nous laisse muets devant la résilience de ceux qui perdent quelqu’un et la détermination de cette mère, amputée de sa chaire.
Une forme hachée et poétique d’écriture qui traduit l’indicible
C’est donc un premier roman et quel travail ! Ce roman n’en est pas tout à fait un, c’est tout à la fois un témoignage, un hommage, un poème, un récit de vie et un portrait au style déconstruit, haché comme cette vérité qui ne peut jamais arriver entièrement à l’oreille de cette mère dont la perte est incommensurable. L’écriture est donc vectrice de cet indicible : puisque S. Garrigues veut parler de l’inexprimable, puisque ce qu’elle désire raconter ne peut être dit, est-il au moins possible de le chanter ? De le prier ?
Cette écriture poétique et hachurée, aux phrases incomplètes ramène alors à un état de sidération : les idées vont vite, le cerveau ne résonne plus totalement, il faut assimiler, accepter, survivre aux tempêtes émotionnelles et au rejet de la disparition. La poésie et la méditation s’exhortent dans ce premier roman. L’autrice nous invite à partager sa perte, mais elle ne se laisse pas abattre, elle magnifie la chute de l’annonce et rend hommage à sa fille, si belle elle aussi.
La perte et la beauté ne sont pas incompatibles
Vous ne trouverez pas de complaisance, pas de rage à s’en déchirer les vêtements dans cette histoire. Vous trouverez une guerre, intérieure et bien réelle. Elle apporte la mort. De cette perte, il n’en résulte qu’une chute, profonde et sans nom. Elle installe le vide, un feu d'artifice de chaos et le cœur s’arrête. L’espoir reste, un espoir fou auquel on sait qu’on ne peut pas croire, mais qui aide à avancer. C’est l’échappatoire pour que l'effondrement soit moins brutal, mais elle n’amoindrit pas la douleur de la vérité, de l’annonce finale.
Malgré tout, l’autrice nous invite à voir la beauté, la beauté comme seul rempart pour vivre. Elle ne se suffit pas de la mort, il faut se redresser pour les vivants, car la mort et la vie sont intimement liées et le monde ne s’arrête pas totalement pour la fin d'un être. Elle est dépossédée de sa fille, mais pas du souffle qui habite le monde. La beauté est donc une arme, plus douce, mais solide pour lutter contre la perte. Les armes d’ailleurs, elle voudrait les braquer sur les auteurs des attentats, rendre chaque coup de mitraillette, sans merci. Ce n’est pas une vengeance, c’est un cri du cœur.
Un hommage à sa fille, Suzon Garrigues
Si le froid peut toucher la chaleur quand la mort s’invite dans la fête, il reste malgré tout l’amour. L’amour plus que la tristesse, même si elle demeure. Dans ce dernier portrait d’une jeune femme féminine, belle, pleine de vie et d’intelligence, une mère sort du silence. Elle raconte une dernière fois les instants d’une vie volée, avant de se reconstruire, car le deuil ne peut être éternel. Et, par ce texte sans majuscule ni point, l’autrice nous rappelle qu’il n’y a pas de début ni de fin, seulement du dedans, des chemins et des blancs qui se croisent pour créer quelque chose, ensemble. L’absence de Suzon embrasse ainsi les mots de la mère pour écrire un nouveau monde.
Sabine Garrigues ne propose pas de faux semblants : le mort ne laisse jamais totalement le vivant. Il consume également les jours de ceux qui restent, et Sabine Garrigues entend bien redonner, par ce roman, un nouveau souffle à son enfant chéri. Si le traumatisme de la perte est bien présent, de ma lecture je ne garde que l’amour et la volonté de retrouver une forme de paix. La vie normale, ce n’est pas pour ceux qui ont perdu un être essentiel, mais elle amène tous ceux qui s’éloignent de la vie vers un autre chemin qu’il leur faudra découvrir. À travers cet hommage, nous ressentons également cette quête de sens qui, au moins, a abouti à cette histoire qui saura marquer les esprits.
Citations
la mort nourrit la vie
avant je ne le savais pas
maintenant je le sais
le monde est une illusion passagère
vas-y tente d’avancer petit pas par petit pas,
mais si t’arrives à te hisser entre les lignes entre
les pages dans les interstices du temps
là peut-être il peut y avoir de la beauté
l’illusion se fait bien sentir
combien de temps ça va durer ?
cette succession de jours
ces tentatives quotidiennes de faire un truc
faire un truc
oui pour pas passer complètement à côté au cas
où il y aurait quelque chose à comprendre
quelque chose à construire
notre faculté d’agir sur nos vies me semblait
vaine
aujourd’hui j’observe tout en décalage
de loin
j’interroge je questionne je me dissous
infiniment petit infiniment grand
je pars
et ici ?
j’y suis plus
où est ma place ?
j’en ai une ?
y’a des êtres qui ne font que passer
ma Suzon
et mois je suis là à rien foutre
je pourrais être en lutte
aboyer ma rage sous la lune de la république
avec toutes les mères de la place de mai
militer
servir à quelque chose
je suis là à cultiver le calme à bruler ma hargne
en silence.
la mort nourrit la vie
avant je ne le savais pas
maintenant je le sais
- Sabine GARRIGUES, Rien n'est su, Le Tripode, 2023
- Anne-Dauphine JULLIAND, Ajouter de la vie aux jours, Les Arènes, 2024
- Vous pouvez également écouter Rien n'est su sur France Radio, dans une adaptation pensée en amont de la publication par l'autrice !