Lire Yoga d'Emmanuel Carrère
Emmanuel Carrère n'en est pas à son coup d'essai avec Yoga, son nouveau roman. Son œuvre est très prolifique malgré les anecdotes racontées par l'auteur au cours de ce dernier roman : il n'écrivait jusqu'alors, sur son ordinateur, qu'avec ses deux indexes. Parlons alors de ce roman sur le Yoga, qui n'en est pas tout à fait un...
Résumé de Yoga
L'auteur nous emporte à travers son expérience du Yoga, il pratique depuis longtemps maintenant et il souhaite écrire un livre à ce sujet. Ce qui l'intéresse, c'est que ce soit quelque chose que tout le monde connaisse sans pourtant vraiment comprendre ce dont il s'agit. Il veut que ce soit reconnu comme un sport et non plus seulement comme une pratique de bien être. Pour cela, il nous amène à réfléchir sur la notion de combativité inhérente au yoga, sa pluralité de forme et l'art qu'il y a derrière les figures à réaliser. Cependant, ce roman qui parle de yoga dévie rapidement de son sujet. En même temps que la pensée de l'auteur, nous plongeons dans le bain de ses années de dépression, d'internement, de bipolarité. La maladie est dévoilée, mais comment être heureux et atteindre le Nirvana quand, l'autre, l'ennemi est en soi ? Pourtant, l'auteur a été heureux, et il nous dresse un beau portrait du yoga. Quand bien même ce roman a dévié de sa route initiale, il sait trouver un lecteur preneur et attendri.
Un roman qui se frotte à l'essai autour de la pratique du yoga
Emmanuel Carrère ne s'en cache pas, il explique même à ses lecteurs qu'il souhaitait réaliser un roman sur le yoga. Il devait expliquer la pratique, le sens de ce sport, la maîtrise qu'elle demande. Il voulait définir ce mot pourtant si populaire de nos jours pour que chacun ait une vision plus claire de ce dont il s'agit. C'est un pari plutôt réussi puisqu'il parvient à donner une bonne quinzaine de définitions parmi lesquels le lecteur trouve :
La méditation, c'est d'être assis, en silence, immobile. La méditation, c'est tout ce qui se passe dans la conscience pendant le temps où on est assis, en silence, immobile. La méditation, c'est faire naître à l'intérieur de soi un témoin qui observe le tourbillon des pensées sans se laisser emporter par elles. La méditation, c'est voi les choses comme elles sont. La méditation, c'est se décoller de son identité. La méditation, c'est découvrir qu'on est autre chose que ce qui dit sans relâche : moi ! moi ! moi ! [...]
Dans ce sens, le roman se transforme en essai qui développe ce qu'est le yoga, la manière dont il peut être pratiqué. Il se fait définitoire d'un art populaire mais encore assez méconnu. Et dans ce roman, le yoga accompagne bien la vie de l'auteur puisqu'il le pratique depuis plus de 30 ans. Qu'il soit dans une période de dépression ou dans une joie extrême, cette pratique n'est jamais loin. Qui plus est, le yoga s'avère être une forme de délivrance temporaire pour les jeunes migrants - qu'ils existent ou non - ce qui offre au lecteur de très belles scènes de partage et de bonheur simple.
Vers un élargissement du roman sur le yoga à l'essai de soi
Le roman cache un aspect beaucoup plus personnel
Le projet de base est la réalisation d'un roman autour du yoga. Pourtant, ce roman n'est pas réduit à cette thématique. Ce roman se transforme en récit autobiographique qui retrace la descente aux enfers d'Emmanuel Carrère lui-même. Il raconte sa vie de famille brisée dont le mariage vole en éclat, sa liaison à laquelle la vie met fin alors qu'il s'agissait d'un repère du bonheur, puis la dépression. Cependant, on y fait de belles rencontres avec l'auteur, certaines d'entre elles nous conduisent même à Charlie Hebdo ou dans un camp de migrants.
Ce roman court sur les pensées de l'auteur qui les transmet presque telles qu'elles viennent. Il passe presque d'un sujet à un autre sans aucune transition, si ce n'est celle de la pensée qui le guide avec un certain sens de la praticité. Un souvenir en appel un autre, un micro chapitre en appel un autre. Alors, si l'auteur nous raconte ses années de bonheurs, presque dix ans de joie sans faille, il n'hésite pas non plus à nous faire plonger dans l'autre lui. Ce sont deux facettes, deux ennemis qui se côtoient dans cette œuvre. Ce sont deux entités qu'Emmanuel Carrère tente d'apprivoiser à l'aide du yoga, mais est-ce réalisable ?
Yoga de Emmanuel Carrère apporte un éclairage sur la bipolarité
Si l'auteur est déclaré bipolaire de type II, il ne s'en cache pas. C'est une maladie dont on parle encore trop peu, pourtant elle touche de nombreuses personnes. Cependant, dès qu'on peut être interné en hôpital psychiatrique, cela porte sur la réputation de gens qui en souffrent. En revanche, le statut d'auteur permet plus de liberté. Les hallucinations, les aliénations et les problèmes mentaux en tout genre ont toujours nourri la littérature et l'imaginaire des écrivains. Alors, en écrivant ce dont il souffre et son passage à l'hôpital psychiatrique de Saint-Anne à Paris, Emmanuel savait probablement qu'il s'attirerait la sympathie du lecteur. En soi, cela importe peu, sauf s'il permet d'apporter à ces gens un nouveau regard sur les personnes souffrant de cette maladie très difficile.
Cette maladie provoque d'ailleurs une image intéressante dans l'imaginaire de l'auteur. Il parle de deux ennemis qui luttent. Ce sont deux personnes, voire deux personnages qui vivent en lui mais ne parviennent pas à cohabiter. Il se demande alors s'il pourra un jour atteindre le Nirvana, ou même une sorte d'apaisement en passant par le yoga. Mais ces deux personnages sont incompatibles et polluent ses vritti, ses pensées. Cela me rappelle aussi le roman Aurélia de Nerval, ce personnage vivant d'une double personnalité, l'une entraînant la folie de l'autre. C'est le déchirement qui s'impose et malgré tout dans ce roman, mais de belles images peuvent naître de cette vie décousue.
Faire une partie sur le coup d'éclat pour le prix Nobel
Emanuel Carrère est en lice pour un prix littéraire mais fait polémique
Le 15 septembre 2020, Yoga est sélectionné et apparaît dans la liste officielle du prix Goncourt. C'est l'un des livres favoris des lecteurs, il était d'ailleurs attendu de ces derniers qui s'impatientaient d'avoir un nouveau roman d'Emmanuel Carrère à se mettre sous la dent. Cependant, dès que l'annonce est faite, des polémiques commencent à naître au sein du milieu littéraire. En effet, des jurys et d'autres trouvent que ce roman est trop autobiographique pour faire partie de ce concours qui récompense les œuvres de l'imagination. Bien que cette règle soit parfois très peu respectée, elle lève un premier courroux contre le roman de l'auteur.
Le 29 septembre, l'histoire continue et prend une dimension plus grave. Ce jour-là, l'ex-femme journaliste d'Emmanuel Carrère, Hélène Devynck, publie un droit de réponse dans le magazine Vanity Fair. Elle accuse son ex-mari de ne pas avoir respecté les termes d'un contrat conclu entre les deux parties. Celui-ci stipulait qu'elle ne voulait pas apparaître dans les romans de son ancien mari. Si à l'époque de leur amour, elle le permettait car elle avait un droit de regard, avec le divorce, elle veut profiter d'une rupture d'un point de vue littéraire également. Dans ce roman, Emmanel Carrère a publié son nom et celui de sa fille et a embelli la réalité à son avantage, alors elle dénonce ces trucages et le non-respect du contrat ainsi que les mensonges proférés par cet ex-mari. Cela a valu un retrait du roman Yoga de la liste des possibles lauréats du prix Goncourt.
D'où l'importance de la distinction entre autobiographie et autofiction
Cette polémique entraîne une question : est-ce vraiment une autobiographie ou une œuvre de fiction ? En réalité, il s'agit de l'un et de l'autre. L'auteur lui-même ne cache pas que s'il conclut avec le lecteur un pacte de vérité en écrivant, il ne se prive pas de modifier quelques passages pour respecter la sensibilité de chacun. Évidemment, cette sauvegarde des sentiments de ses proches n'est qu'une façon plus agréable de dire qu'il ne peut, de toute façon, pas tout dire. Il est tenu par un engagement de respecter les droits de certains de ses proches et cela entraîne des coupures dans le récit qui sont pourtant agréables.
Au fond, on se moque bien du pourquoi tant que le comment et le cheminement apportent quelque chose. Expliquer les raisons de son internement et toute autre histoire personnelle aurait rendu ce roman particulièrement nombriliste et lourd à lire. En revanche, cette utilisation de la fiction dans l'autobiographie rapporte à la notion d'autofiction. Cela permet notamment à l'auteur de raconter ce qu'il veut et de masquer le reste. C'est un jeu d'enquête pour le lecteur qui doit prendre de la distance avec ce qui est dit : est-ce vrai ? est-ce faux ? Il joue lui-même de cette notion d'autofiction en développant la figure des migrants. Il ne sait pas s'ils lui racontent la vérité ou non, mais nous non plus ne le savons pas. Jeu de piste, le lecteur peut se laisser tenter et traquer le mensonge, ou bien profiter du moment sans se soucier vraiment du vrai et du faux, sachant que le contrat est rompu. Il n'y a donc pas tromperie : le lecteur sait à quoi s'en tenir.
Citations
Vingt minutes, c'est la durée moyenne, pour moi, d'une séance de méditation : une bonne durée, naturelle, cille une heure et demie pour un film.
"Elle a disparu quelque part à la gauche du monde" : c'est le genre de phrase un peu cheesy, un peu bidon, qu'on peut être tenté d'écrire à propos d'un personnage de roman, le genre de phrase que normalement je couperais dès la première lecture, mais à la réflexion je préfère la garder et soulager ma conscience en avouant que Frederica est un personnage de roman. Je veux dire : elle a un modèle lointain, avec qui j'ai donné quelques cours au Pikpa, pris une cuite mémorable et écouté la Polonaise héroïque de Chopin, mais tout le reste est inventé.
- Emmanuel CARRERE, Yoga, P.O.L, 2020
- Emmanuel CARRERE, Liminov, P.O.L, 2011
- NERVAL, Aurélia, Livre de Poche, 1999