Résultats de votre recherche :

    3 mai 2022

    Rapport à l’homme : C. Laurens VS L. Slimani

    Rapport à l’homme : C. Laurens VS L. Slimani

    Cette semaine, nous vous parlons de deux livres qui se sont naturellement fait écho par leur thématique : le rapport de la femme par rapport à l'autre sexe. Ainsi, après avoir lu Dans le jardin de l'ogre de Leïla Slimani il y a un peu plus d'un an, la lecture de Dans ces bras-là de Camille Laurens a produit comme une piqûre de rappel. En effet, les deux traitent de la figure féminine par rapport au masculin tout en évoquant aussi les liaisons intimes et sensuelles qui peuvent se créer. D'ailleurs, l'œuvre de Leïla Slimani fait penser à l'œuvre de Camille Laurens dans ce qu'elle aurait pu avoir d'extrême. Un petit comparatif du rapport à l'homme des personnages féminins de ces romans pourrait alors être intéressant.

    Camille Laurens et l’amour avec Dans ces bras-là

    Camille Laurens écrit Dans ces bras-là en l’an 2000. Ce livre lui vaudra d’ailleurs le prix Fémina ainsi que le Prix Renaudot des lycéens. À travers cette autofiction, l'autrice dessine à la fois le portrait des hommes de sa vie – ou de la vie de sa narratrice – ainsi que son propre portrait. En effet, à travers les relations qu’elle entretient avec ces apparitions d’hommes, c’est son rapport à eux et son désir à elle que nous découvrons.

    Dans ces bras-là en quelques mots

    Dans ce roman, la narratrice raconte son rapport aux hommes de sa vie, sans suivre un ordre d’apparition ou d’importance. Elle écrit d’ailleurs pour eux, pour les hommes en général. Elle tente d’expliquer son rapport au masculin à un public qu’elle ne peut imaginer qu’homme : son lecteur doit être un homme qui aime la femme comme elle aime les hommes. Car tous les hommes ne méritent pas son attention et son amour, ils doivent admirer la femme en échange, lui vouer une passion.

    Si elle rencontre des hommes qui peuvent jouer un rôle dans sa vie, alors elle en parle. Elle parle de ceux qui l’ont fait grandir comme le père, ceux qu’elle a aimés, du premier amour au mari, et ceux qu’elle aimera encore et qu’elle désire, comme l’inconnu suivi au détour d’une rencontre. Elle questionne les différents types d’amour, de la filiation paternelle au désir de l’homme dans sa puissance, afin d’en dégager une libération du corps.

    Écrire pour un homme qui aime les femmes

    L’intérêt passionné qu’elle porte aux hommes, il faut qu’ils le lui rendent. Elle aime les hommes qui pensent aux femmes.

    Dans ce roman, Camille Laurens exprime à travers sa narratrice le désir d’aimer et d’être aimée des hommes. Elle analyse son rapport à eux, non pas pour savoir où elle se situe par rapport au sexe masculin mais pour comprendre comment elle les aime. Elle prend ainsi à chaque homme de sa vie quelque chose :

    • de son père, elle prend la langue ;
    • de son mari, la vie familiale et le lien définitif avec un homme ;
    • de son éditeur, la reconnaissance d’un certain talent ;
    • de l’amant de la mère, le désir de l’homme, etc.

    À travers tous les hommes de sa vie, elle reconstruit également ce qu’elle a de masculin en elle : ainsi, elle n’hésite pas à exposer son corps et avoir une aventure, comme le topos le voudrait pour un homme, elle suit un futur amant dans la rue pour en faire la conquête, elle retrouve le goût du corps de ses anciennes conquêtes, etc. Ce qu’elle cherche, c’est avant tout le désir chez l’autre et de l’autre, aime à travers la sexualité, veut être admirée comme elle le fait. C’est un amour qui doit être réciproque.

    Quelques citations de Dans ces bras-là

    J’aime les hommes qui luttent avec leur corps contre la dissolution du monde, qui retardent les progrès du néant, j’aime quand les gommes portent l’effort physique à son point de rupture – mais ça tient, ça passe, ils sont en vie : les acteurs, les chanteurs d’opéra, les grands sportifs, dont m’émeuvent les courses folles, les montées en puissance, la douleur, la violence, la maîtrise, le malheur, j’admire ces corps, ces nerfs tendus comme des cordes, les exploits, les records vers quoi ils s’élancent dans la solitude dérisoire de leur rêve sublime : accomplir ce qu’aucun ne fit jamais – ne pas mourir ; tenir à bout de bras le poids du monde. Être des dieux.
    Ainsi se forge, au fil des mois de sa dernière enfance, son idéal d’homme, sa définition de l’homme idéal : c’est quelqu’un qui a souffert, mais qu’on peut rendre heureux
    L’amour dans Normal People de Sally Rooney - Culture Livresque
    Normal People de l’autrice Irlandaise Sally Rooney est très médiatisé. Son roman a d’ailleurs remporté un grand succès et est déjà adapté en série télévisée. L’histoire d’amour de deux jeunes qui se découvrent...

    Leïla Slimani : une Don Juan qui se joue des hommes

    Dans le jardin de l’ogre est le premier roman de Leïla Slimani qui a marqué les lecteurs. Grâce à cette œuvre qui a laissé perplexe le public, elle est parvenue à atteindre une certaine gloire littéraire, surtout après la parution de son roman Chanson Douce qui a été beaucoup mieux accepté par la communauté littéraire et encensé par le prix Goncourt. Mais c’est bien Dans le jardin de l’ogre et la conception de l’homme et de la sexualité de la femme qui va nous intéresser ici.

    Petit résumé du roman Dans le jardin de l’ogre

    Adèle est une femme qui aime les hommes, ou plutôt, qui aime le sexe. Cette journaliste nymphomane multiplie les conquêtes et les amants de manière compulsive malgré son cadre de vie plutôt bien rangé. Elle a mari et enfant, elle travaille et est indépendante. Pourtant, elle ne peut s’empêcher de voir les hommes et de les désirer avant d’assouvir ses passions.

    Tout en sachant que sa vie pourrait être détruite si son mari apprenait ses tromperies, elle ne peut s’empêcher d’espérer être découverte par l’homme qui partage ses jours et ses nuits. Elle va toujours plus loin, comme dans une provocation involontaire, et ne parvient pas à contrôler ses pulsions sexuelles, même lorsque la cellule familiale éclate et qu’on lui retire son enfant. Adèle est prisonnière de l’ogre – ce corps qui ne peut s’empêcher de désirer – et devient alors elle-même l’ogresse qui dévore chaque homme passant sous sa main.

    Écrire le besoin inassouvi du corps de la femme

    Si Camille Laurens offrait un portrait de femme dont le geste d’amour l’emporte sur le reste, Leïla Slimani décide de parler du corps de la femme et du désir qui l’habite. Elle va déconstruire le mythe de l’homme Don Juan à qui tout est pardonné en créant Adèle. Son personnage principal est alors la déconstruction des imaginaires genrés. Elle devient l’épouse nymphomane à la sexualité exacerbée, caractéristique généralement attribuée à l’homme viril. Cependant, chez l’homme, la sexualité n’est jamais remise en question. Le fait est que, même lexicalement parlant, l’homme n’a pas de mot pour qualifier un trop grand "appétit" sexuel, ce qu’on appellerait une "addiction" chez la femme.

    Ici, ce n’est plus l’amour qui est recherché, c’est la sexualité. L’homme devient un outil d’assouvissement et de plaisir dont on ne peut se passer. Leïla Slimani n’écrit pas pour les hommes ou pour les femmes, non, elle écrit le besoin pathologique du rapport intime, elle écrit ce que personne ne veut connaître : le désir féminin qui ne trouve pas d’aboutissement dans la relation conjugale. Ainsi, elle devient la femme qui expose son corps, bien plus que la narratrice de Camille Laurens.

    Quelques citations du roman :

    Moi je suis ta mère, je me souviens de tout. De la façon dont tu te trémoussais, tu n’avais même pas huit ans. Tu affolais les hommes. […] Déjà tu avais le vice en toi.
    Adèle a fait un enfant pour la même raison qu’elle s’est mariée. Pour appartenir au monde et se protéger de toute différence avec les autres. En devenant épouse et mère, elle s’est nimbée d’une aura de respectabilité que personne ne peut lui enlever. Elle s’est construit un refuge pour les soirs d’angoisse et un repli confortable pour les jours de débauche.
    Elle ne se souvient de rien de précis mais les hommes sont l’unique repère de son existence.
    Le roman Médée. Voix de Christa Wolf - Culture Livresque
    Médée. Voix est une réécriture du mythe de Médée, la célèbre infanticide, épouse de Jason à la Toison d’or. Christa Wolf s’est emparée de cette histoire pour la retravailler au jour du féminisme et de sa propre vie...

    Deux livres : deux rapports au corps de l’homme

    Si Camille Laurens exprime la relation entre l’homme et la femme sur le plan du geste d’amour (et non pas seulement amoureux), Leïla Slimani va plus loin en montrant qu’un corps féminin aussi peut avoir des besoins généralement assimilés à ceux de l’homme. Pourtant, même si les deux œuvres développent des points de vue différents, ils se rappellent l’un l’autre comme deux livres qui se seraient construit l’un par rapport à l’autre.

    La femme se libère et utilise l’homme – entre amour et sexualité

    En effet, Camille Laurens semble privilégier, dans un premier temps, l’image de la femme qui est admirée et qui admire l’homme. L’amour, dans ce roman, est souvent intimement lié au corps et à la sexualité, mais parfois seul le désir compte. Ainsi, elle ne se prive pas d’avoir à nouveau des relations sexuelles avec d’anciens compagnons alors même qu’elle est mariée. Son mariage ne l’empêche pas non plus de se rendre dans le cabinet d’un psychanalyste spécialisé dans la vie de couple dans la seule optique de le séduire et d’en faire son amant.

    Le roman de Leïla Slimani mène plutôt une quête de la satisfaction du corps à travers la sexualité exacerbée. Comme dans l’œuvre de Camille Laurens, la femme n’a que faire de la figure du mari et se libère du carcan imposé par le mariage. Ce sont donc définitivement deux femmes qui aiment les hommes, pour des raisons différentes mais en toute liberté.

    Remarquez également le rapprochement des titres : les personnages sont toujours "dans" quelque chose. Qu’il s’agisse des bras d’un homme ou du jardin de l’ogre, c’est toujours le corps qui enlace les personnages féminins. Et ce corps (les bras amoureux ou les pulsions de l’ogre) domine le personnage en lui offrant un plaisir certain. Toutefois, les hommes restent un repère dans la vie de ces deux femmes, un sexe inatteignable car opposé qu’il faut apprendre à comprendre et à posséder.

    Déposséder l’homme pour reprendre possession d’elles-mêmes

    Ainsi, chacune a aussi le besoin de libérer sa part masculine et de ne plus se retrouver piégée dans l’idéal féminin des hommes. Elles sont aussi libres qu’eux et cherchent, à travers le plaisir du corps ou la quête de l’amour, un certain équilibre personnel entre leur désir-passion et leur besoin de stabilité. Cependant, elles ne se soumettent pas aux bonnes mœurs et n’hésitent pas à utiliser l’homme. En effet, Adèle voit en l’homme un moyen d’assouvir ses désirs et la narratrice de Camille Laurens y voit parfois une réparation.

    Chacune des deux femmes ira d’ailleurs jusqu’à l’excès, punissable par la loi. En effet, la narratrice du premier roman perd tragiquement son fils à la naissance. Cette dépossession du masculin qui s’est construit dans le corps féminin la pousse à demander réparation auprès du médecin qui a vu mourir l’enfant à la naissance. Elle ira jusqu’à utiliser sexuellement ce médecin, de force, dans l’espoir d’avoir son enfant et qu’il lui « rende ce qu’il lui a pris ».

    Chez Leïla Slimani, l’enfant mâle est aussi une source de dépossession de son propre corps. Dès la naissance du fils d’Adèle, elle subit une dépossession physique : la famille est celle qui lui prend son fils, une partie d’elle-même. Elle n’était plus qu’un corps, dépossédée de toute personnalité, elle n’était qu’une mère porteuse à leurs yeux. À partir du moment où son fils ne lui appartient plus, il représente pour elle un fardeau plus qu’autre chose et elle se venge sur les hommes en augmentant toujours son nombre de conquêtes et en blessant son mari qui aurait voulu "la soigner" de sa nymphomanie.

    Le silence des vaincues de Pat Barker féministe ? - Culture Livresque
    La mythologie est toujours un sujet de choix pour les auteurs. L’Histoire autour des dieux et héros grecs fascine toujours et le sujet est tellement vaste qu’on semble ne jamais avoir fini d’en faire le tour...

    Petite conclusion : deux romans qui se retrouvent et se séparent

    Ainsi, les deux œuvres se retrouvent sur plusieurs points : le corps de l'homme est une source de plaisir pour la femme lorsqu'elle contrôle le désir de l'autre, l'enfant de sexe masculin, grandissant dans un corps féminin, est à la fois une source de force et de dépossession de soi, etc. Dans les deux romans, la femme est totalement libre d'aimer les hommes d'un amour plus libertin, ce qui n'est souvent toléré que pour l'homme viril et les deux personnages principaux font fi de la figure féminine : leur culte, c'est l'homme.

    Toutefois, l'œuvre de Camille Laurens va moins loin dans la violence sexuelle et dans le rapport à l'homme. Ce lien à l'autre se construit un peu plus dans le respect (mais aussi parfois dans l'utilisation) et dans l'amour où le roman de Leïla Slimani va développer le registre du corps, faisant de l'amour un objet impropre à la quête du désir. Globalement, Adèle pourrait être la narratrice dans Dans ces bras-là si son corps n'était pas brisé par la nymphomanie.


    Si ce livre vous intéresse :
    Sinon...
    La BD Anaïs Nin de Léonie Bischoff - Culture Livresque
    Anaïs Nin est une bande dessinée de Léonie Bischoff publiée aux Éditions Casterman. Cette œuvre récompensée par le festival de la BD d’Angoulême évoque la vie d’Anaïs Nin, femme proche...
    Découvrez Avec Anaïs Nin une autre vision de l'homme à travers l'adaptation des journaux intimes d'une autrice peu connue.

    // lastname: Laurens // firstname: Camille // title: Dans ces bras-là // lastname: Slimani // firstname: Leïla // title: Dans le jardin de l'ogre