Celle qui parle, bande dessinée d’Alicia Jaraba
La bande dessinée Celle qui parle raconte. Elle narre l’histoire d’une légende, La Malinche, à la fois pensée comme victime et traîtresse. Alicia Jaraba offre également au grand public un récit méconnu en France : l’époque des conquistadors. La bédéiste relate enfin les conditions des esclaves, des femmes, l’organisation d’une société effacée, tout ce qu’elle peut transmettre. Ainsi, en plus de ramener une violence factuelle sur le devant de la scène, elle rend humain un mythe. Elle fait de cette femme, La Malinche ou "Celle qui parle", une petite fille devenant une dame de caractère.
Résumé en quelques mots de Celle qui parle
Malinalli est chef de clan, elle a dès lors une position importante dans la société. Pourtant, elle perd un certain nombre de ses avantages quand son père est enlevé par une tribu adverse, les Mexicains. Ceux-ci sont si puissants qu’ils emportent femmes, enfants et hommes forts pour en faire des esclaves ou des sacrifices. Le peuple de Malinalli souffre beaucoup de ces pertes humaines, qui les amènent à ne plus avoir assez de travailleurs pour les champs, et donc manquer de ressources au quotidien.
Malinalli sait qu’il faudrait se révolter, mais elle a aussi conscience de la domination du groupe adverse. Eux, ils lui ont déjà pris sœur et père, alors que devraient-ils faire ? Sa position dans la société lui permet de s’exprimer pendant les conseils décisifs. Malheureusement, elle se met son beau-père à dos.
Une nuit, elle se retrouve enlevée. On la réduit à l’esclavage. Elle veut briser ses chaînes ! Elle dit qu’il y a erreur, mais tout le monde s’en moque. Malgré tout, elle vit plutôt bien. Elle se fait des amis, elle vit dans de meilleures conditions, bref, elle trouve sa place. Jusqu’au jour où son nouveau peuple se fait lui aussi attaquer par des hommes blancs.
Cette fois, elle perd ses privilèges, est baptisée selon la religion catholique et change encore d’identité. Ce qui la sauve, c’est la langue. Elle est celle qui parle, qui connaît les dialectes. Alors, elle devient rapidement indispensable pour les colonisateurs. Malinalli, par sa proximité avec les conquistadors, est considérée par les siens comme une félonne.
Rappelons que la protagoniste prend de nombreux noms dans l’histoire de Celle qui parle. Elle est désignée tout à la fois sous le titre de Malintzine, La Malinche, Marina, Marie Lallie et Malinalli. Pas de confusions : il s’agit bien de la même personne.
Malinalli : traîtresse ou victime ?
L’autrice propose de ne pas choisir : elle est à la fois traîtresse de ses dieux et victime de la situation. Évidemment, se positionner selon un point de vue influence l’image que nous nous faisons de cette femme. Toutefois, nous oublions que parfois, dans la survie, la distinction demeure plus difficile qu’il n’y paraît.
Celle qui parle est victime, quoi que l’on puisse dire
Déjà, elle est victime car elle est vendue par le nouveau mari de sa mère, après la disparition de son père, à des marchands d’esclaves. De nature rebelle et forte, elle essaie de se sortir de sa condition, avec peu de succès à ses débuts. Puis elle parvient à vivre comme esclave, avec les avantages que lui procure le statut de protégée par les micilique. En effet, elle demeure plutôt bien traitée une fois qu’elle accepte sa situation.
Elle saute ainsi de victime à femme (parmi d’autres) de chef. Puis elle est à nouveau opprimée lorsqu’elle est offerte aux hommes blancs. Elle est soumise à un mari qui abuse d’elle, comme les autres avant, à la différence qu’il ne prend pas en compte son plaisir à elle. C’est également à ce moment-là qu’elle se lie à certains conquistadors, ce qui la fait passer progressivement dans le camp de la traîtrise pour son propre peuple. Pour eux, elle renie sa tribu au profit du bourreau. Pourtant, personne ne lui avait reproché son adaptation lorsqu’elle est devenue esclave. Ainsi, cela nous ramène au degré d’acceptation de certains, tant que ça reste "dans la culture".
Une traîtresse pour son peuple, qui pourtant pense à sa survie
Malinalli devient Marina à part entière lorsqu’elle accepte, en partie sous la contrainte, d’être l’interprète de Hernan Cortès. Bon gré mal gré, en pensant bien faire, elle se retrouve soumise aux forces blanches et trahit ses dieux au regard de son peuple. Si, dans les faits, elle ne fait que traduire, pour les siens, il s’agit déjà de tourner le dos aux divinités et de participer à l’extinction de leur culture.
Pourtant, l’autrice rappelle dans cette bande dessinée que Malintzine reste aussi victime de la puissance des conquistadors. Elle-même demeure dans l’obligation de lutter contre ses convictions. Peut-être s’est-elle vraiment laissée dépasser par les attentes des Espagnols alors qu’elle souhaitait bien faire ? Ou peut-être voulait-elle tant se venger d’un peuple cruel qu’elle a admis l’idée de renoncer en partie à ses croyances.
Ici, elle choisit de se "sacrifier" pour ses dieux en acceptant de vivre à la façon des blancs et de faire au mieux pour prévenir les conflits. Malinalli reste ainsi une figure de victime qui sort du lot, car elle n’est pas longtemps traitée telle une vraie esclave. Ce que nous pouvons retenir de plus important revient à sa capacité de retirer de ses mauvaises positions, quoi qu’il en coûte. Bien évidemment, notre tendance va à la voir plus comme une victime que comme une traîtresse, puisque, inévitablement, nous lisons cette histoire sous le prisme du point de vue européen.
L’importance de la parole présentée dans une bande dessinée ravissante
Au cœur de cette BD, la parole brise le silence des victimes, des bourreaux et de la guerre. La bédéiste propose de faire de Malinche, "celle qui parle", une figure tout à la fois forte, fragile, puissante par sa position et sa connaissance des dialectes et pourtant prisonnière de sa condition d’esclave.
Par conséquent, on nous rappelle que face à l’inconnu, s’appréhender par l’expression demeure nécessaire. Grâce à la voix, la paix peut être maintenue là où la guerre aurait pu prendre. En effet, dans cette lutte contre le Mexique, nous rencontrons surtout une petite fille qui a été maltraitée par un peuple dont elle ne comprenait pas le langage. contrôler la linguistique devient alors un objet de maîtrise sur son environnement et elle en fait ce qu’elle désire puisqu’elle est l’intermédiaire.
Nouvel élément, relevant d’une vision idyllique peut-être, mais belle tout de même : l’autrice, qui donne une part considérable à la langue. Elle rappelle que les mots ont leur importance dans une société où chacun voit son intérêt avant celui des autres. Malintzine veut faire du bien à son entourage et sauver un maximum de personnes.
Bien évidemment, par la parole et son éducation, La Malinche gagne un certain pouvoir politique. Là où elle n’aurait pu être que traductrice, elle se fait force de proposition (comme le sous-entend la fin de la BD et ce qui pourrait appuyer l’idée qu’elle demeure une traîtresse). Rappelons que son statut de leader et son éducation lui permettent d’attendre cette situation. Elle n’aurait probablement jamais eu la chance de s’en sortir sans cela.
Le côté historique de Celle qui parle oscille entre mythe, réalité et réécriture
L’autrice admet, dès le début de son ouvrage, présenter sa propre vision de la Malinche. Elle remplit les trous, imagine ce qu’a pu être cette femme et sa bataille. C’est donc un récit inspiré plus que représentatif des faits réels, car il y a peu d’informations historiques sur le personnage. La Malinche demeure une figure controversée, mais cela fait d’elle un mythe. Enfin, rappelons que les légendes font constamment l’objet de réécritures.
Un récit romancé tiré d’une légende historique
Alicia Jaraba propose toutefois un encart biographique à la fin de sa bande dessinée. Il s’agit d’une belle qualité lorsqu’on décide de s’orienter vers un sujet historique. Si on en sait peu sur La Malinche, j’aurais malgré tout apprécié avoir quelques sources à consulter pour comprendre un peu mieux les enjeux de l’époque de cette légende. Cela aurait terminé à la perfection cette BD.
Celle qui parle demeure donc par un récit historique romancé plutôt que par une biographie complète et assurée. Cela lui permet notamment de rappeler des combats considérés comme actuels telle la notion de consentement, de plaisir et de liberté de la femme. L’objet proposé évoque enfin les persécutions d’un siècle de manière générale. Pour conclure, la question se pose : est-ce vraiment plus tolérable d’être réduit en cendre par un homme qui partage ses dieux que par un étranger ?
Un objet pour évoquer les persécutions d’un monde
Deux exemples de persécutions liés à la culture parcourent le récit. Le premier concerne donc les populations soumises aux Mexicains. Ils prient les mêmes dieux, mais les uns dominent ses semblables. Ensuite, ils se retrouvent face à une autre civilisation qui amène elle aussi des conflits. Nouvelle illustration : Miria/Myriam a également été maltraitée, parmi ceux qui partageaient une culture similaire, car elle est juive au sein de catholiques. Après avoir été victime, elle intègre maintenant un groupe de bourreaux aux yeux d’une ethnie très distincte.
Nous pouvons constater plusieurs choses de ces différentes agressions religieuses et culturelles. Déjà, les peuples sont plus enclins à se battre contre ceux qui n’ont pas une culture équivalente, qu’envers leurs prochains. Pourtant, ces voisins provoquent souvent des dégâts plus importants pour la population et sur une durée conséquente. Nous remarquons alors que les violences "intra-muros" sont mieux acceptées. Elles intègrent presque les coutumes sur les rapports avec les groupes environnants.
Rappelons enfin qu’il se trouve un autre personnage dans la même situation que Malintzine : Geronimo. Nous savons peu de choses de lui dans cette histoire, mais il pourrait être le versant, l’antithèse de La Malinche. Nous pourrions, dès lors, nous demander s’il est perçu comme victime ou traître, lui aussi.
- Alicia JARABA, Celle qui parle, Bamboo, 2022
- Caroline LAURENT, Rivage de la colère, éditions Les escales, 2020