Distinguer dystopie et contre-utopie
La dystopie et la contre-utopie sont des notions très proches et se recoupent entre elles. Souvent, nous ne faisons plus la distinction entre l’une et l’autre. En effet, la contre-utopie semble être une branche intégrée à la dystopie, plus générale. Pourtant, il en existe quelques-unes. La plus importante tient à la forme prise par la société.
La dystopie affiche son caractère inquiétant
Une dystopie ne cache pas son caractère dictatorial, totalitaire et liberticide. 1984 décrit une dystopie imposée par un totalitarisme froid où règnent la peur et la terreur. Orwell montre le conditionnement des individus par la punition. Celles-ci engendrent un mouvement de résistance et de rébellion provoqué par le manque de liberté. C’est un système dominé par le châtiment et la crainte du châtiment.
Le tout est accentué par le culte de la personnalité, typique des régimes communiste et nazi. C’est pourquoi le visage de Big Brother, chef suprême du Parti, est placardé sur les murs de la ville. Il dessine une société constamment surveillée par une Police de la Pensée au service de Big Brother dont le parti politique se nomme Angsoc, qui est une abréviation pour Socialisme Anglais. Ici, le sujet est clairement désigné, il s’agit de la menace communiste. Menace qui, à la sortie de 1984, était grandissante.
La contre-utopie dissimule ses réelles intentions
Une contre-utopie revêt des apparences de société idéale pour cacher son vrai visage dictatorial et liberticide dont les pratiques réelles sont fortement contestables : eugénisme, surveillance, contrôle, surconsommation, drogue, dans le cas du Meilleur des mondes. Une contre-utopie est une tyrannie qui avance masquée. Contrairement à la dystopie qui, elle, affiche clairement son vrai visage tyrannique.
Dans Le meilleur des Mondes, Huxley imagine un pouvoir totalitaire qui contrôle les naissances, où les êtres humains sont fabriqués en laboratoire. Il décrit une société inégalitaire où les individus sont divisés en castes et où les libertés individuelles sont restreintes. C’est un monde qui porte toutes les caractéristiques d’une dystopie. Cependant, ces caractéristiques sont dissimulées pour faire croire que c’est un monde parfait.
Car Le Meilleur des Mondes est une dictature dans laquelle le bonheur est imposé. Cet aspect de la société dystopique décrite par le narrateur est une caractéristique de la contre-utopie. Car sous ses apparences de société idéale et bienveillante (le divertissement et la consommation), celle-ci s’avère être une dictature contrôlée par un État totalitaire.
La contre-utopie est une dystopie qui cache son caractère tyrannique
La dystopie et la contre-utopie ne sont pas deux choses différentes. Elles sont toutes les deux une société totalitaire (donc une dystopie). C’est la méthode pour arriver à ses fins (la tyrannie) qui diffère : l’une avance masquée, l’autre pas. Lorsque Huxley dessine une société au totalitarisme sournois et séducteur, dont les fondements reposent sur des valeurs qui peuvent paraître positives (la liberté sexuelle et le bonheur pour tous), il décrit une tyrannie douce dont le conditionnement des individus se fait par la récompense.
De cette façon, tout le monde est heureux et personne ne revendique quoi que ce soit. Ainsi, le système social est divisé en castes prédéterminées. De sorte qu’il n’y a pas de lutte des classes, pas d’ambition personnelle, ni de libertés individuelles. Pour cela, les individus sont sous l'emprise du Soma, un médicament pris sous forme de comprimés. L’objectif ? Permettre l’instauration d’une société parfaitement stable.
Deux poids, deux mesures : le contrôle de la société
Les auteurs de dystopie et de contre-utopie mettent les libertés individuelles au-dessus de tout. Selon eux, la privation de liberté s’exerce à travers la surveillance, les sanctions et une situation de guerre permanente.
Orwell : plus de contrôle pour moins de liberté
Dans 1984, publié en 1949, George Orwell dépeint un monde, à la fois nazi et communiste, envahi de télécrans et de caméras de surveillance. Tout est contrôlé et planifié à l'extrême. Dans cet univers, la technologie s’emploie pleinement à servir l’État dans ce qu’elle a de plus mauvais : propagande, contrôle du savoir, contrôle de la ville de famille, etc.
L’auteur se pose en observateur critique face à un monde où un petit groupe mystérieux dominerait par la violence et la peur l’ensemble de la population. Cependant, ce ne sont pas les progrès de la science qu’il condamne mais les progrès de la science lorsqu’ils affectent tous les êtres humains. Il s’érige contre un État Mondial déshumanisé dans lequel les rapports sociaux sont dominés par la technologie et la science.
Huxley : les vertus du contrôle par le divertissement
Huxley dénonce une surveillance et une privation de liberté acceptées par les êtres humains en échange d’une vie sans contrainte faite de plaisirs et de divertissement. Dans l’objectif de maintenir une société idéale et stable, il propose de supprimer les contraintes par la science. Une société où la science serait au service du divertissement.
Le divertissement rappelle la diversion de Montaigne, c’est-à-dire détourner la pensée de chacun pour mieux supporter sa propre condition. Il s’agit de se distraire le plus possible pour penser le moins possible. Cela rappelle aussi Blaise Pascal, qui considère que le divertissement est une recherche désespérée d’une consolation face à la difficulté d’être soi. C’est pour oublier le malheur que les gens se divertissent.
La contre-utopie : est-ce un rêve ou un cauchemar ?
Le cauchemar que raconte Huxley, dans Le Meilleur des mondes, est une société où les gens sont heureux. Les douleurs et les contraintes sont résolues par les médicaments (le soma), la consommation, la liberté sexuelle, le loisir et le divertissement.
La récompense est plus efficace que la punition
Ainsi, le contrôle par la répression peut paraître moins efficace que le contrôle par la récompense et le divertissement. Huxley s’inspire de Pavlov et la notion de réflexe conditionné. Mais il s’inspire aussi du behaviorisme. C’est-à-dire l’étude du comportement et notamment l’apprentissage par le conditionnement.
La méthode consiste à conditionner un individu sous la forme d’un apprentissage basé sur le principe de la récompense et de la punition afin d’obtenir un comportement attendu de la part du sujet. Donc, une société qui offre l’utopie d’atteindre tous les plaisirs permet de faire croire que les gens sont heureux.
Un État totalitaire qui rend artificiellement heureux
C’est une étrange conception d’un cauchemar totalitaire. Car c’est une tendance naturelle chez les êtres humains que de vouloir éliminer les désagréments par le divertissement. De plus, la promesse d’un bonheur accessible à tous va dans le sens de l’intérêt général. Rendre la population heureuse est l’objectif vers lequel toute société devrait tendre.
Le meilleur rôle que l’on peut donner à la science est de supprimer les contraintes de l’homme et permettre une vie sans obstacle. Les progrès de la science devraient avoir pour ambition d’empêcher les guerres et les drames humains, guérir les souffrances, réparer les erreurs de la nature. Et ainsi permette à tous de vivre en harmonie. Dans ce cas, certains lecteurs pourraient penser que la contre-utopie des uns est l’utopie des autres.
Rester vigilant sur la notion de monde utopique
Si certains semblent heureux de leur situation, débarrassé de leur tracas habituel grâce à une liberté artificielle, il demeure nécessaire de rester vigilant sur la notion de monde utopique. Le monde créé par Aldous Huxley évoque tout de même le contrôle de la natalité par des scientifiques eugénistes sans éthique.
De cette manière, il dénonce la culture des fœtus in vitro et ses conséquences sur la reproduction humaine et la parentalité. Toutes ces pratiques que l'on retrouve dans les mondes imaginés par la littérature dystopique peuvent être qualifiées de déshumanisantes, mais surtout, elles nous interpellent par leur caractère plausible.
Quand Huxley imagine une reproduction asexuée et déshumanisée où les êtres humains sont fabriqués en laboratoire, il nous plonge dans un monde où le hasard n’existe pas. Un monde où la place de chacun dans la société est tracée d’avance. C’est pourquoi, dans son roman, les femmes font des exercices malthusiens pour ne pas tomber enceintes. Et, elles portent un ceinturon malthusien, c’est-à-dire une cartouchière remplie de préservatifs. Ainsi, les scientifiques s’occupent du contrôle des naissances qu’ils produisent à la chaîne à l’image des voitures produites en série dans les usines Ford.
Quand le présent annonce le futur : la contre-utopie au service de l’avenir
Aldous Huxley, avec Le Meilleur des mondes, est l’un des exemples les plus réussis de littérature contre-utopique et les plus révélateurs de cette période de l’histoire. À sa sortie, en 1932, le livre est accueilli comme un roman d’anticipation, mais aussi comme de la science-fiction. Œuvre prémonitoire, Le Meilleur des mondes prédit une société de surproduction, de surpopulation et de surconsommation. Cette fable sociologique est un pamphlet politique d’une réelle modernité.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le nom des personnages du roman fait référence à des noms de politiciens ou de personnalités issues du monde de l’économie et de la science. Par exemple, le nom de la jeune femme Lénina (en référence à Lénine), le personnage Bernard Marx (référence à Karl Marx) ou encore Helmholtz Watson pour Hermann von Helmhotz (scientifique du XIXe siècle) et Ford le créateur du travail à la chaîne.
Pourtant, sans lecture attentive ou en restant à la surface de la vie de chacun, c’est-à-dire en pensant au confort individuel et collectif, l’œuvre de Huxley pourrait s’apparenter à une utopie. Cela va sans dire : les auteurs de dystopie et encore plus ceux de contre-utopie nous alerte sur les moyens utilisés pour contrôler les populations. Dans le premier cas, la société n’a plus les moyens d’intervenir contre, dans le second cas, elle ne souhaite plus changer de vie parce qu’elle reçoit un confort artificiel.