Le silence des vaincues de Pat Barker
La mythologie est toujours un sujet de choix pour les auteurs. L'Histoire autour des dieux et héros grecs fascine toujours et le sujet est tellement vaste qu'on semble ne jamais avoir fini d'en faire le tour. C'est ce que prouve Pat Barker avec Le silence des vaincues.
Le silence des vaincues en résumé
Briséis était reine de Lyrnessos, mais la ville tombe sous les coups des Grecs. Tous les hommes et les enfants sont tués par le brillant Achille et ses myrmidons, mais le pire reste à venir pour les femmes et les filles. Après un court voyage, elles sont réduites en esclavage, distribuées aux soldats comme des trophées de guerre, des objets dont on peut se servir pour ses plaisirs. Mais Briséis n'est pas résignée, elle raconte sa nouvelle vie, en tant qu'esclave auprès d'Achille, et son histoire à lui. Elle dit tout : le traitement des femmes, les sacrifices humains, la guerre, la violence, parfois les amours et les histoires.
Une réécriture de l'Odyssée d'Homère
Partir d'un détail pour en faire une histoire
L'Odyssée est un monument de la littérature dont tout le monde connaît les grands traits. C'est dans cette œuvre ainsi que dans l'Iliade (qui se déroule avant l'Odyssée) qu'on découvre un grand nombre de héros et surtout la fameuse guerre de Troie. Tant de livres ont été écrits sur le sujet ! Mais Pat Barker s'en empare et réécrit l'histoire. Elle puise des événements historiques pour en faire un témoignage du point de vue des femmes, les grandes absentes de l'œuvre d'Homère.
C'est bien la dispute entre Achille et Agamemnon à propos de Briséis qui ouvre pourtant l'Odyssée, mais ce roman est une histoire de dieux, de héros, de pères de famille et surtout de guerre. La guerre est une histoire d'homme. Ce sont eux qui prennent les armes et combattent vaillamment l'ennemi au nom du roi. Ils sont dans leur légitimité. La dispute au nom de Briséis n'est qu'une histoire d'orgueil et de pouvoir pour Homère, il se moque assez du rôle des femmes.
Alors, Pat Barker va donner une voix à cette femme dont on ne demande pas l'avis. Cette reine réduite en esclavage car ces héros que nous louons tous sont avant tout des "bouchers". C'est une brèche, une voie narrative riche en possibilités qui a été finement exploitée par l'autrice.
Repenser la mythologie avec un regard contemporain
Que penseront-ils de nous, ceux qui vivront dans ces temps si lointains qu'ils sont inimaginables ? Il y a une chose que je sais : ils ne voudront pas de la réalité brutale de la conquête et de l'esclavage. Ils ne voudront pas entendre parler d'hommes et de garçons massacrés, de femmes et de filles vendues comme esclaves. Ils ne voudront pas savoir que nous vivions dans un camp de viol. Non, ils préféreront une version édulcorée. Une histoire d'amour, peut-être ? J'espère simplement qu'ils arriveront à déterminer qui étaient les amoureux.
Une réécriture résolument féministe
Donner la parole aux femmes oubliées et vaincues est un thème très féministe. D'ailleurs, plutôt que de parler de femmes, il faudrait dire des "jeunes filles", entre 15 et 19/20 ans pour la plupart. En écoutant Briséis, on ressent ce que toute femme-objet peut être. Le silence, l'oubli, la violence, tout y est décrit. Ce ne sont pas des femmes faibles et sans courage pour se révolter. Ce ne sont pas non plus des femmes résignées, simplement des êtres humains qui s'adaptent pour rester en vie. Pat Barker, par ce roman, rétablit l'arrière-plan des batailles héroïques dans leur réalité la plus crue. La démystification permet de rendre aux victimes une place d'être humain.
Ce qui me semble également très judicieux de la part de Pat Barker, c'est qu'elle ne cherche pas à faire des femmes-esclaves des personnages héroïques qui prennent le pouvoir sur les hommes. La réalité de la situation ne leur octroie pas ce droit. Elle va en travers de ce qu'est le roman héroïque, parfaitement illustré par l'Odyssée, pour le transformer en un témoignage romancé, voire un roman à fond historique. Il aurait été maladroit de faire de Briséis une briseuse de chaînes. Seule dans un camp d'homme en guerre, et sachant que ses seuls appuis sont sur le point de tomber entre les mains des Grecs, la seule option possible est de faire de son mieux pour rester en vie.
Pat Barker amène à réfléchir plus qu'à se révolter
Pat Barker ne porte aucun jugement sur le comportement des hommes. Ils ne sont pas foncièrement mauvais bien que certains soient monstrueux. Ils ne sont plus non plus des héros et des soldats invincibles. Ils redeviennent des hommes sous le regard de Briséis. Ils sont à la fois coupables d'actes de cruauté et aussi victime des autres. Toute la complexité entre l'image donnée, qu'on a de soi et ce qu'on ressent est transposée sans simplifier le discours.
Les hommes ne sont pas simplement des bourreaux sans cœurs, ils ont le droit à la parole et ont des sentiments. Ce rapport entre l'humanité et la violence des hommes est également mis en perspective avec les passions humaines. Parfois, c'est du sentiment humain que part la violence. Pourtant, les femmes n'ont pas la possibilité d'en faire autant. Les hommes ne les voient que comme objet de plaisir et il leur paraît même parfois étrange de s'apercevoir que ses femmes sont bel et bien des êtres vivants dont ils sont les égaux.
La complexité des relations dans un monde chamboulé
La femme est la grande victime de la guerre
La particularité de cet ouvrage est qu'il met en valeur la complexité des relations entre les esclaves et leur maître mais aussi celle entre les femmes et leur bourreau. La guerre entraînant son lot de barbarisme, les femmes sont souvent les plus grandes victimes dans la défaite. Elles le sont car les hommes ont le droit aux honneurs, même morts, alors que les femmes sont sacrifiées et réduites en esclavage, violées et tuées. Elles sont les victimes à long terme.
Lorsqu'elles sont réduites en esclavage, elles sont à la merci d'un peuple qui leur a tout pris : maris, enfants, bien matériels, espoirs, liberté. En faisant des femmes leurs esclaves, elles perdent leur titre et leur importance dans la société. Leur sort est alors conditionné par leur beauté. Si elles sont laides, alors elles ont très peu de chance d'être traité humainement. Si elles correspondent au canon des hommes, alors elles auront un toit au-dessus d'elles et à manger et c'est déjà ça.
La relation entre les femmes et leur bourreau
Bien qu'elles voient les hommes qui les ont réduites en esclavage comme leurs bourreaux, les femmes sont dans l'obligation de servir loyalement leur maître. Elles ont même plutôt intérêt à rester dans les bonnes grâces de ces messieurs sous peine d'être offerte aux myrmidons (les soldats) qui se feraient un plaisir de les violer et les violenter.
Parfois, un sentiment amoureux peut naître entre la femme et le bourreau. Ce sentiment qui semble étrange à Briséis elle-même au début ne l'est pourtant pas tant que cela. Lorsqu'on est réduit en esclavage, même si le mari et les enfants d'une femme ont été tués, il faut penser au présent. Ces femmes sont des victimes et espèrent mieux, elles peuvent même parfois ressentir pour leur bourreau de la tendresse. Pour l'un des femmes que rencontre Briséis, cet amour est né par la maternité. Son bourreau, Ajax, lui a fait un enfant et il n'y a plus que ce petit garçon qui compte. Plutôt que de rester sur ce qu'elle a perdu, elle a décidé de se laisser une seconde chance, par la force du destin. La possibilité qu'il y ait une relation amoureuse entre bourreau et esclave est une problématique qui reste entière jusqu'à la fin du roman. Briséis elle-même est touchée par un conflit sentimental. Le lecteur est invité à se faire son propre avis, et cela est bien ainsi.
Une mémoire de l'histoire
Un jour, il n'y a pas si longtemps, j'ai tenté de sortir de l'histoire d'Achille, et je n'y suis pas parvenue. Maintenant, mon histoire à moi peut commencer
Si nous disons plus haut que le roman est féministe, ce n'est pourtant pas l'histoire de Briséis que nous découvrons, mais bien celle d'Achille à travers les yeux de Briséis. Tant qu'elle est écrasée par cette figure masculine et qu'elle en est l'esclave, sa voix et son histoire ne peuvent être entendues, au mieux, qu'à travers la sienne.
Nous allons survivre - nos chansons, nos histoires. Ils ne pourront jamais nous oublier. Plusieurs décennies après la mort du dernier homme qui s'est battu à Troie, ses fils se rappelleront les chansons que leur mère troyenne leur chantait. Nous serons dans leurs rêves - et aussi dans leurs pires cauchemars.
L'un des points les plus importants apporté par l'autrice est celui de la mémoire : même si leur peuple est détruit, Briséis prendra conscience que rien de leur culture n'est perdue puisque les femmes chanteront, raconteront, cuisineront ce qu'elles connaissent. Elle se rend compte que la maternité peut faire aussi naître une nouvelle culture. Leur peuple est vaincu, mais pas oublié. Elles existeront, au moins, à travers les hommes qu'elles engendreront.
Citations
Du sang, des excréments et de la cervelle - et le voilà, lui le fils de Pélée, à moitié bête, à moitié dieu, qui avance vers la gloire.
Les vaincus sont les oubliés de l’Histoire, et leur version des faits meurt avec eux.
Il aurait été plus facile, par bien des côtés, de penser que nous étions tous pris au piège, prisonniers de cette étroite bande de terre entre les dunes et la mer. Plus facile, mais faux. Eux étaient des hommes, et des hommes libres. J’étais une femme, et une esclave. Et c’est un abîme qu’il ne faut pas laisser masquer par tous les beaux discours sur l’emprisonnement partagé.
- Pat BARKER, Le silence des vaincues, éditions Charleston, 2020
- Pat BARKER, Régénération, éditions Acte-Sud, 1995