Comment lire La Cantatrice chauve de Ionesco ?
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La Cantatrice chauve est une anti-pièce de théâtre, comme la qualifiera son dramaturge Eugène Ionesco, qui est à la fois comique et tragique. Cette pièce en un acte rassemble peu de personnages, stéréotypés et ne raconte pas grand-chose, si ce n’est des vérités indiscutables, d’autres plus douteuses, et encore quelques petites anecdotes incongrues… Mais comment émerge l'absurde dans La Cantatrice chauve ?
Le projet de Ionesco sur cette anti-pièce :
Pour faire simple, il faut imaginer Ionesco apprenant l’anglais avec un manuel prévu à cet effet. Alors, il recopie des phrases inlassablement dans l’intention d’acquérir des connaissances lexicales et grammaticales. Mais, il se rend compte qu’il mémorise des énoncés entiers si logiques qu’ils en devenaient étonnants ou grotesques. Ainsi, il se rappelle qu’il y a 7 jours dans la semaine, ou encore des pléonasmes tels que "je monte en haut", "le ciel est bleu", etc. Afin de mieux comprendre ce qu’il en est, lisons un extrait des propos de l’auteur lui-même :
Voici ce qui est arrivé : donc pour connaître l’anglais j’achetai, il y a neuf ou dix ans, un manuel de conversation franco-anglaise, à l’usage des débutants. Je me mis au travail. Consciencieusement, je copiai, pour les apprendre par cœur, les phrases tirées de mon manuel. En les relisant attentivement, j’appris donc, non pas l’anglais, mais des vérités surprenantes : qu’il y a 7 jours dans la semaine, par exemple, ce que je savais d’ailleurs ; ou bien que le plancher est en bas, le plafond en haut, chose que je savais également, peut-être, mais à laquelle je n’avais jamais réfléchi sérieusement ou que j’avais oublié et qui m’apparaissaient, tout à coup, aussi stupéfiante qu’indiscutablement vraie. (…) C’est alors que j’eus une illumination. Il ne s’agissait plus pour moi de parfaire ma connaissance de la langue anglaise. M’attacher à enrichir mon vocabulaire anglais, apprendre des mots, pour traduire en une autre langue ce que je pouvais aussi bien dire en français, sans tenir compte du "contenu" de ces mots, de ce qu’ils révélaient, c’eut été tomber dans le péché de formalisme qu’aujourd’hui les maîtres de pensée condamnent avec juste raison. Mon ambition était devenue plus grande : communiquer à mes contemporains les vérités essentielles dont m’avait fait prendre conscience le manuel de conversation franco-anglaise. D’autre part, les dialogues des Smith, des Martin, des Smith et des Martin, c’était proprement du théâtre, le théâtre étant dialogue. C’était donc une pièce de théâtre qu’il me fallait faire.
Pour aller plus loin sur la compréhension du projet de cette pièce et obtenir quelques éléments de réflexions, vous trouverez un super dossier pédagogique sur le site Théâtre contemporain.
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La naissance d’une parodie de comédie tragique dans un pastiche incertain
La Cantatrice chauve porte en elle une dimension tragico-comique indéniable. La pièce de théâtre est à la fois terriblement drôle par son non-sens, ses répétitions et l’absence de logique des personnages. Cependant, elle est non moins perturbante pour le spectateur sérieux, qui se trouve confronté à toutes les absurdités de son langage et au vide qu’il peut représenter, lui aussi, lorsqu’il parle pour ne rien dire.
Les mécanismes du comique et du tragique
Cette pièce de théâtre est tout d’abord une comédie. Effectivement, elle reprend de nombreux mécanismes et topos de ce genre. Par exemple, pensons aux scènes de reconnaissances. Ces dernières sont particulièrement utilisées dans les tragédies pour créer une tension dramatique, ou à l’inverse dans les comédies afin de libérer les cœurs et offrir un dénouement joyeux. Ici, aucune de ces deux options n’est réalisable. En effet, les identifications sont manquées, les personnages se perdent et cherchent comment se retrouver. Il leur est impossible de se rencontrer, puisque lorsqu’ils semblent sûrs de se connaître (les Martin), un élément vient dire le contraire. Les acteurs se vident d’ailleurs de leur substance, dès l’instant où la fin laisse entendre qu’ils ne jouent qu’un rôle creux. En cela, La Cantatrice chauve est particulièrement tragique.
D’autres mécanismes sont réemployés des comédies, parmi lesquels se trouvent le comique de situation et de langage, les disputes grotesques entre les personnages et encore la catégorie socioculturelle des protagonistes. En effet, le théâtre comique utilise souvent des marchands riches ou des petits bourgeois qui sont tournés au ridicule par les servant.e.s et par des figures de même rang qu’eux. Mais la pièce ne reprend que la classe sociale du genre comique, puisqu’il n’y a pas de narration et donc aucun dénouement possible. S’ils se ridiculisent, c’est qu’ils sont absurdes en soi, ils portent cela en eux-mêmes.
Ce que nous retenons au bout du compte, c’est cette dimension tragique, car ce sont aussi des personnages déboussolés, qui n’ont plus ni rôle ni fonction. Nous sommes confrontés à un pompier qui cherche à éteindre un incendie qui n’existe pas (même un feu de cheminée), une bonne sans qui la maison semble à l’arrêt, un couple qui ne se reconnaît pas et qui est peut-être finalement dans l’erreur, etc. Le drame est dans la perte de sens.
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Une parodie incertaine face à une critique possible ?
Le texte de La Cantatrice chauve ou du manuel pour apprendre l’anglais (ou le russe, ou le portugais), composé d’expressions toutes faites, des clichés les plus éculés, me révélait, par cela même, les automatismes du langage, du comportement des gens, le "parler pour ne rien dire", le parler parce qu’il n’y a rien à dire de personnel, l’absence de vie intérieure, la mécanique du quotidien, l’homme baignant dans son milieu social, ne s’en distinguant plus.
Début d’une causerie prononcée aux Instituts français d’Italie, 1958
Et finalement, nous comprenons assez vite que Ionesco nous propose une parodie de pièce de théâtre et de la société. Parodie du théâtre, car les codes sont systématiquement repris et métamorphosés. Les personnages sont des fantoches et ils semblent en avoir conscience, mais il n’y a rien à y faire et ils échappent parfois même un peu à leur marionnettiste. Il suffit de voir les didascalies qui ne sont pas en adéquation avec le jeu des acteurs, ou encore les autres règles transformées.
Parodique aussi puisque le titre pourrait nous faire rentrer dans la norme des comédies. On pense par exemple au "malade imaginaire", aux "fausses confidences", au "Tartuffe ou l’Imposteur", les "femmes savantes" ou "le vieillard jaloux". Beaucoup de ces pièces comiques parlent du personnage principal, celui qui est ridiculisé, avec un adjectif peu flatteur. Il en est de même pour la cantatrice chauve… mais il n’y a pas de cantatrice et il n’y a pas de narration.
[U]ne des raisons pour lesquelles La Cantatrice chauve fut ainsi intitulée c’est qu’aucune cantatrice, chauve ou chevelue, n’y fait son apparition. Ce détail devrait suffire.
Ce que l’auteur reprend du théâtre, c’est simplement le fait qu’on bavarde entre soi, qu’il s’agit d’un dialogue vivant. Tout le reste est instable puisqu’il n’y a ni narration, ni même de fin. Mais le langage lui-même est vidé de sens. Les personnages ne parviennent pas à entretenir une discussion : ils sont dans l’obligation de parler, mais il n’y a rien à dire. Et en cela, nous quittons petit à petit la parodie pour en arriver à une critique de la société et de la petite bourgeoisie. Mais même cette critique ne sera pas explicitée, puisqu’elle n’est pas l’objet de cette pièce de théâtre. Pour transmettre l’absurde de notre situation, il faut d’abord vider l’œuvre de tout sens précis possible.
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Une pièce de vide, remplie de procédés absurdes
Ce qui se révèle en fin de compte dans cette parodie de pièce, c’est l’absence de profondeur, voire de sens. Tout vient d’une erreur, et il le traduit en théâtre puisqu’il s’attaque au langage. La langue elle-même devient alors un lapsus, une méprise permanente. Et, si la parole n’a plus de signification, tout ce qui l’entoure lui aussi est dépossédé.
Briser les raisonnements logiques dans la parole et la façon de penser
Finalement, lorsque les quiproquos et les malentendus s’installent, la réflexion est inévitablement touchée chez Ionesco. Tout propos d’abord logique se transforme en syllogisme. Pire encore, l’empirisme est mis à mal par l’expérience des personnages. C’est le cas par exemple quand Mme Smith va ouvrir la porte à 3 reprises après qu’on ait sonné et ne trouve personne, tandis qu’au quatrième signal, M. Smith découvre le pompier. Ce qui semble irréfutable lorsqu’on confronte le nombre d’expérience par rapport au résultat est pourtant forcément biaisé. Ainsi, nous aurions 75 % de chance de ne découvrir personne derrière la porte ; quand bien même on entend sonner. Et on le sait bien : à part si un livreur un peu pressé sonne et dépose le colis à la porte, ou en dehors du soir d’Halloween, il y a peu de chances que la porte ne s’ouvre sur personne…
Dès lors, tout est biaisé et même ce qui est relatif au professionnalisme ne tourne pas rond. Nous nous retrouvons de la sorte avec un pompier qui éteint toute sorte de feu, mais certainement pas ceux qu’on attend de sa part. Il part à la recherche des incendies d’ailleurs, tandis qu’on devrait faire appel à lui. Pire encore, nous découvrons qu’un médecin teste tous les médicaments et les opérations sur sa propre personne avant de la réaliser sur autrui. Mais comment garantir le sérieux de ce raisonnement ? D’abord les préparations ne peuvent avoir un effet démontrable sur un individu en bonne santé, et qu’en est-il de la déontologie lorsqu’un praticien se fait opérer d’un organe sain pour reproduire cette opération sur autrui, la pensant valide ? Sans insister, nous rappellerons que l’expérience personnelle est encore différente de celle d’autrui…
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Rendre le cadre à la fois stable et délirant
Et en fin de compte, cette folie ambiante touche même le cadre de la pièce. Il est à la fois très stable, puisqu’il est assorti : c’est un salon bien anglais comme il faut (bien qu’on ne puisse savoir exactement ce qui se cache derrière cette image). On y mange, on y reçoit, on y vit de beaux moments, tout semble être particulièrement ordinaire. Pourtant, nous nous retrouvons vite face à une scène banale, qui fait miroir à une autre plus étonnante. En effet, nous avons les Smith qui sont chez eux, qui dînent puis veulent se coucher, jusque là tout va bien. Cependant, Mary arrive et leur rappelle que leurs hôtes sont à la porte et qu’ils attendent pour le souper. Ils sont accueillis et si on saute la scène de reconnaissance, qui semble elle aussi instable, nous voyons les deux amoureux s’endormir chez les Smith, comme s’ils étaient dans l’intimité de leur foyer.
Cela est sans compter sur l’horloge, qui possède sa propre volonté et qui sonne à tout va, ou au comportement des personnages eux-mêmes qui se disputent et perdent la raison petit à petit. Ce sont ces mêmes personnages qui se retrouvent à échanger leurs rôles à la fin de la pièce, ce qui amène à s’interroger encore sur la fonction du cadre. En fin de compte, n’est-ce pas lui qui mène la danse ? On pensera notamment au capitaine des pompiers qui doit éteindre un feu "dans trois quarts d’heure et seize minutes exactement". S’agit-il du temps qu’il faut pour terminer et reprendre le spectacle ? Y a-t-il une autre signification cachée ou est-ce à nouveau un délire des personnages ?
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Des personnages vidés de tout caractère
Parlons-en donc, de ces figures. Au fur et à mesure que nous avançons, nous ne pouvons passer à côté du fait qu’ils sont vidés de toute personnalité. En effet, tous les noms de famille sont stéréotypés : les Smith, les Martin, les Watson et même le prénom de Mary sont particulièrement communs dans la culture anglaise. Ce sont d’ailleurs souvent des appellations que les Français donnent à leurs rôles anglais, ils deviennent ainsi caricaturaux. Le cadre lui-même très conventionnel accentue l’effet d’impersonnalité de l’ensemble : ce sont les Smith, ils pourraient être n’importe qui dans ce cadre très anglais. Ils sont une image, un cliché (tout comme dans le théâtre comique si nous voulons à nouveau opérer le lien), pas tout à fait des protagonistes complexifiés.
Mary, la bonne et le pompier n’ont d’ailleurs d’autre fonction que leur propre métier. Mary aide, elle fait un peu de zèle comme nous pouvons l’attendre d’une servante dans une comédie, et le pompier vient pour éteindre du feu qui n’est pas sur scène, mais il revêt le casque pour être reconnaissable. Finalement, même dans leur rôle caricatural qui les définit, ils sont défaillants. Il en est de même pour les Watson, qui sont nombre et qui, pour certains, se reposent au lieu de travailler. Lisons une dernière fois Ionesco :
D’autres choses alarmantes se produisirent : les Smith nous apprenaient la mort d’un certain Bobby Watson, impossible à identifier, car ils nous apprenaient aussi que les trois quarts des habitants de la ville, hommes, femmes, enfants, chats, idéologues, portaient le nom de Bobby Watson.
Et en fin de compte, nous nous rendons compte que les personnages n’ont pas de personnalité, ils ne nous enseignent rien d’eux-mêmes et ne font pas avancer la pièce. Sans personnalité et sans expérience en dehors de la séquence jouée, leur raisonnement n’est plus efficace. Ainsi, même le langage semble touché et perd son sens au fur et à mesure. Comment pourrait-il en être autrement à l’instant où nous lisons avec effroi la scène finale, qui explose comme l’apothéose de l’absurdité. La parole échappe à ce moment-là aux acteurs, qui ne parviennent plus à parler, répète des phrases, puis des mots, puis des sons et au bout du compte, des lettres. Et lorsqu’il n’est plus envisageable enfin de déformer plus le langage, tout prend fin et la pièce redémarre depuis le début, les Martin reprenant la réplique des Smith dans la scène 1 de l’acte 1. Il ne peut donc y avoir plus d’actes, puisqu’il n’y a ni histoire, ni drame, ni conclusion possible.
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